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jours à la campagne et disait à la veille de sa mort qu’il avait passé soixante-sept ans sur la terre et en avait vécu sept : « Si je faisais mon épitaphe, écrit Frédéric, elle serait ainsi conçue : Ci-gît qui a vécu un an. »

C’est de politique qu’il s’entretient le plus souvent avec Grumbkow, et il défend la politique honnête contre ce grand ami des expédions illicites. Il s’attache à lui démontrer qu’il est des supercheries indignes d’un souverain, que tout n’est pas permis, qu’un roi qui se respecte ne saurait se dispenser d’avoir des vertus et se trouve toujours bien d’être jaloux de sa gloire : « Je ne connais que mon honneur, il sera toujours la règle de mes actions. » On trouve en germe dans ses lettres les pensées et les maximes qu’il a développées dans son Anti-Machiavel, pour lequel il a commencé à rassembler des notes et qui paraîtra en 1739.

Lorsqu’on examine de près ce livre étrange, composé par un homme qui professait un parfait mépris pour les vains scrupules, on est tenté d’abord d’y voir un jeu d’esprit, une mystification, et on arrive pourtant à se convaincre qu’il fut sincère en l’écrivant : la correspondance publiée par M. Koser en fait foi. « Il crachait dans la marmite, a dit Voltaire, pour en dégoûter les autres. » La vérité est que la marmite lui déplaisait. Il ne pouvait pardonner à Machiavel « d’avoir dégradé la royauté, » en soumettant aux mêmes règles de conduite les usurpateurs, « les petits princes, qui ne sont que des hermaphrodites du souverain et du particulier, » et les souverains légitimes, héréditaires, qui ont une mission à remplir, qui doivent se souvenir sans cesse « qu’un vrai roi n’est que le premier magistrat de son peuple, que, la force d’un État ne consistant point dans la possession d’une vaste solitude, d’un immense désert, mais dans la richesse des habitans et dans leur nombre, il doit préférer à tout autre intérêt le bien des peuples qu’il gouverne. »

Il formulait ainsi l’idée première et traditionnelle de la royauté prussienne, qui veut que le monarque confonde son intérêt particulier avec le bien public, et soit un de ces maîtres qui sont des serviteurs. Qui douterait de sa sincérité ? Jusqu’à sa mort il a joint la pratique à la théorie. Il est de tous les grands batailleurs celui qui s’occupa le plus de réparer les maux de la guerre. A peine a-t-il remis l’épée au fourreau, il rebâtit les villes et les villages, il rédige des codes, il crée des banques, il protège l’agriculture et l’instruction publique, les arts, les lettres et les sciences ; il offre des asiles aux Jésuites comme aux philosophes, pourvu qu’ils soient sages, et il impose la tolérance aux