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mornes silences de l’ingratitude sont la suprême ressource d’une fierté royale aux abois. La jeunesse croit tout possible ; c’est sa misère et son bonheur. Frédéric, qui avait d’excellentes raisons de savoir que Grumbkow était aux crochets de l’Autriche, attendait de lui un service que Grumbkow ne pouvait lui rendre sans se brouiller avec le gouvernement qui le pensionnait. La cour de Vienne et le prince Eugène désiraient vivement que l’héritier de la couronne de Prusse épousât une nièce de l’Impératrice, la princesse Elisabeth-Christine de Brunswick-Bevern.

C’était encore une manière de le tenir ; la cour de Vienne, comme on sait, voyait dans les mariages le grand ressort de l’histoire universelle. Elle avait, par l’entremise de Grumbkow, gagné le roi Frédéric-Guillaume à ses vues. L’année précédente, il avait promis à son fils qu’on l’autoriserait à choisir entre trois princesses ; il se ravisa, le mit en demeure d’épouser Elisabeth-Christine, sous peine d’encourir son indignation et sa disgrâce. Il n’eut pas le courage de dire non, il fit sa soumission ; mais en même temps il adjurait Grumbkow de lui venir en aide, d’inventer un expédient, de le tirer des griffes d’une princesse qui lui donnait le cauchemar.

C’est le sujet qui revient le plus souvent dans ses lettres de 1731 et 1732. Il supplie, il se cabre ; cet homme qui étonnera le monde par la sûreté de son jugement, et dont Voltaire dira un jour « que la supériorité de sa raison l’élevait au-dessus de ce qu’il était et de ce qu’il faisait, » déraisonne comme un enfant gâté qui demande la lune. Il allègue qu’il ne sera jamais qu’un mauvais mari, « qu’il n’a pas assez d’attachement pour le sexe, que la seule idée de sa femme lui est une chose si odieuse qu’il n’y peut penser sans aversion. » Il déclare que la princesse de Bevern, qu’il n’a jamais vue, lui inspire une répugnance particulière ; que, si on le force à la prendre, il ne tardera pas à la répudier ; que sûrement c’est une sotte, avec qui on ne peut raisonner ; qu’il plaint de tout son cœur cette vilaine créature ; qu’elle sera la princesse la plus malheureuse du monde ; « qu’il aimerait mieux être c… que d’avoir une bête qui le fera enrager par ses sottises et qu’il aura honte de produire ; qu’il préfère les femmes trop libres aux femmes trop vertueuses, et la plus grande p… de Berlin à une dévote qui aura une demi-douzaine de cagots à ses trousses… » Ce qui le console, « c’est qu’un coup de pistolet peut le délivrer de ses chagrins et de sa vie. » A quoi Grumbkow riposte : « Comment ! pendant que Votre Altesse Royale accorde tout au Roi, elle parle en désespéré et veut que je me fourre dans des affaires qui me pourraient coûter la tête. Non,