Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/220

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’on aime, on s’obstine à l’aimer ; on se dit vingt fois le jour que Grumbkow est un fripon, on l’écoute et on l’emploie.

Les premières relations que Frédéric, prisonnier d’État pour cause de désertion et de crime de lèse-majesté, entretint malgré lui avec le maréchal, n’étaient pas propres à recommander à sa confiance cet habile homme, qui était peut-être pour quelque chose dans son malheur. « La catastrophe du Prince royal en 1730, dit M. Koser, la découverte de ses projets de fuite, son arrestation, son procès, et toutes les humiliations, toutes les misères auxquelles furent exposées la Reine et la princesse Wilhelmine, avaient été pour Grumbkow autant de triomphes. » Il fut un des juges d’instruction qui, le 2 septembre, firent subir au prince un long et cruel interrogatoire. Il n’eut pas facilement raison de cet accusé, qui, paraît-il, le déconcerta par son attitude hautaine, provocante, et par l’insolence de ses réponses. Il le revit à Küstrin et il eut le plaisir de constater que Frédéric n’était plus le même. On l’avait contraint d’assister à l’exécution de Katt, ce cher confident de ses folies de jeunesse, et l’horreur de ce spectacle l’avait comme terrassé ; il ne lui restait plus qu’à se rendre sans résistance, sans condition. L’été de l’année suivante, Grumbkow fut témoin de la première entrevue du père et du fils ; on s’était réconcilié, mais ce n’était qu’une paix plâtrée.

Quelques jours après, Grumbkow rédigeait pour le prince des instructions, destinées à lui apprendre par quels moyens il pouvait se flatter de rentrer en grâce, de désarmer les implacables ressentimens de celui qui avait écrit : « J’ai fait arrêter Fritz, et je le traiterai comme le méritent son crime et sa lâcheté. Je ne le reconnais plus pour mon fils, il m’a déshonoré, moi et ma maison ; un tel misérable ne mérite plus de vivre. » Le maréchal recommandait à Frédéric « d’avoir une conduite unie, naturelle et respectueuse, le visage serein, le port assuré, » comme il convient à un jeune homme qui se sent la conscience nette et qui ne nourrit dans son cœur aucun souvenir criminel. Il l’exhortait à éviter avec soin « l’esprit railleur, les expressions badines » et à se défaire aussi « des airs austères, réservés et sombres dont son père s’était si souvent plaint ; » il l’engageait à affecter en toute rencontre une grande modestie, à réserver ses attentions pour les personnes qui agréaient au Roi, à ne témoigner aucun intérêt à celles qui avaient le malheur de lui déplaire, à mesurer les marques d’affection qu’il était tenté de donner à sa mère et sa sœur : « Quelque tendresse, confiance et amitié que l’incomparable Princesse royale ait droit de prétendre, je crois pourtant que, dans le commencement,