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Grumbkow. M. Koser, directeur des Archives royales de Prusse, vient de la publier en son entier ; à soixante-dix lettres parues, il en a ajouté soixante-neuf encore inédites[1].

Cette correspondance est curieuse. Il y a dans la vie de la plupart des grands hommes des années critiques où, encore incertains d’eux-mêmes, ils s’appliquent à débrouiller leur chaos. Frédéric nous apparaît dans sa première jeunesse comme un fils de famille tenu de très court, maudissant la tyrannie d’un père dont l’esprit est aussi borné que sa main est dure et lourde. Il ne faut pas lui demander de baiser les verges dont on le frappe ; il proteste, il s’insurge, il entend sortir de servitude, il n’a d’autre règle de conduite que son humeur et son plaisir. Lorsque, en 1731, il écrit ses premières lettres au maréchal de Grumbkow, il a dix-neuf ans, et, quoique de cruelles expériences aient brisé son orgueil, il n’a pas encore achevé de jeter sa gourme. Dès 1733, la correspondance change de ton. Cet insoumis semble être rentré en lui-même, il prend goût à la discipline, il songe à l’avenir, il veut faire son apprentissage du métier de roi, et ses affaires personnelles l’intéressent moins que les affaires publiques. Il continue d’aimer passionnément les lettres, les vers, la philosophie et la flûte, mais il a le sentiment confus de sa destinée, et désormais la politique et la Prusse tiennent une grande place dans ses pensées. Il éprouve ces mystérieuses agitations de l’oiseau migrateur, que hante la vision de la terre lointaine où son destin l’appelle.

Le maréchal de Grumbkow, comme le remarque M. Koser, n’avait pas eu à se plaindre de la fortune ; elle l’avait comblé de ses faveurs. Ce filleul du Grand-Électeur fut nommé général à trente et un ans, et deux ans plus tard, il était ministre. Mais la fortune n’avait pas tout fait, il s’était beaucoup aidé. Ses ennemis avaient beau dire « que tout son mérite consistait à être un bon arlequin et un agréable débauché, » il joignait au génie de l’intrigue une instruction peu commune et des aptitudes variées : soldat, courtisan, diplomate, administrateur, il avait tous les talens, et, si laborieuses ou si délicates que fussent les missions dont on le chargeait, il s’en tira toujours à son honneur. Il disait lui-même que pour réussir il faut avoir beaucoup d’esprit et une forte dose de brutalité ; l’esprit ne lui manquait point, et, le cas échéant, il donnait carrière à ses instincts brutaux. Poussant la faculté de boire jusqu’à l’héroïsme, on l’avait surnommé Biberius. Il porta un audacieux défi au plus grand buveur de son temps, le roi Auguste, et

  1. Correspondance inédite de Frédéric le Grand avec le maréchal de Grumbkow et le président de Maupertuis. Leipzig, 1898. Hirel, libraire-éditeur.