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se rendre indépendant. Enfin, il y a vingt ans, comme lasse de porter ces contradictions, elle est allée s’asseoir à ce Congrès de Berlin où siégeaient tant d’appétits et pas un principe. Là l’Europe réunie sous prétexte de sauver l’Empire ottoman désespérait publiquement de lui, la Russie empêchée de s’étendre en Europe sur les Bulgares obtenait en Arménie licence de tourner la Mer-Noire et s’adjugeait des peuples dont les veines ne contiennent pas une goutte de sang slave, les nations arbitres elles-mêmes prenaient en gage, pour défendre l’intégrité de l’Empire turc, des provinces turques ; l’Autriche, la Bosnie et l’Herzégovine ; l’Angleterre, Chypre. La France fit comme les autres et obtint la Tunisie.

À être ainsi défendu, le Turc a dû se demander ce qu’il aurait de plus à perdre s’il était condamné. Dans le passé, tous lui avaient été funestes : non seulement la Russie, qui travaillait ouvertement à le chasser ; mais l’Angleterre, qui, par sa politique de réformes, avait transporté d’Europe en Turquie des principes contraires au génie musulman, établi une lutte entre deux civilisations, et affaibli l’Islam ; mais la France, qui, sous prétexte de rendre le pouvoir ottoman plus solide en relâchant la dépendance entre lui et ses sujets, avait préparé et précipité te démembrement de l’Empire. Dans le présent, les volontés jadis contraires de tous ces peuples, s’accordaient à arracher une part de curée. Comme la bête poursuivie et traquée, le Turc essaie de mettre, entre lui et le péril, un peu de durée et d’espace ; il abandonne ici la forêt, là les plaines, là les rivages ; il les cède à celui qu’il croit capable de lui vendre le plus de sûreté au moindre prix. En même temps il se prépare à faire tête, si, serré de trop près, il lui faut défendre sa vie, et pour la défendre il se dégage des entraves étrangères et revient à ses instincts primitifs. L’Islam inaugure une période où il ne prend plus conseil que de lui-même. Il a clos, par la constitution de Midhat, ses essais de réformes européennes, tué dans le ridicule les formes du régime parlementaire, et rétabli dans sa simplicité terrible le pouvoir du padischah. Aux demandes d’autonomie faites par les nations chrétiennes de son Empire, il a répondu par les massacres d’Arménie, de Crète et de Constantinople et il a signifié au monde qu’il garderait par le sabre les conquêtes du sabre.

Au moment où commence cette ère nouvelle et peut-être décisive, la France a achevé de perdre sa prépondérance politique