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un refuge inaccessible dans les Dardanelles, l’accès de la Méditerranée, et le commandement des routes commerciales entre l’Europe et l’Asie. Conquérante des Indes, de l’Irlande, de Gibraltar et de Malte, elle eût, à reconnaître le droit des races, ébranlé ses propres droits ; ils étaient fondés, comme ceux de la Turquie, sur la supériorité de force qui destine certains peuples à régir les autres. Ces raisons la rendaient favorable à la durée de l’Empire ottoman. Mais, comme elle mettait son honneur dans ses libertés publiques et privées ; comme elle tenait la sécurité de la vie, du travail, des biens, pour plus importante aux peuples que la nationalité de leurs gouvernemens ; comme elle reconnaissait que nulle de ces garanties n’était offerte par le régime turc ; comme enfin elle croyait que leur octroi était pour ce gouvernement la seule chance de survie, elle soutenait contre la politique des races la politique des réformes. L’Angleterre d’ailleurs et la Russie servaient sous ces mots l’égoïsme national ; l’une entendait exproprier l’Empire turc, fût-il le meilleur des gouvernemens, l’autre le conserver, fût-il le pire.

Notre conduite ne fut pas si simple, parce que là encore la France hésita sur ses intérêts et voulut les concilier avec ses principes. De l’alliance russe que les Bourbons négociaient la veille de leur chute, et qui, par l’abandon à la Russie de frontières sur la Méditerranée, nous eût permis de recouvrer les nôtres sur la Meuse et le Rhin, la France est passée à l’alliance anglaise, pour défendre en Crimée, par la guerre de 1855, et à Berlin, par le Congrès de 1878, l’empire turc. A mesure que la Russie s’étendait plus dominatrice sur l’Asie, la France a craint davantage que le colosse, s’il ajoutait à la puissance de sa masse la force de sa position sur le Bosphore, ne devînt maître aussi de l’Europe. Songeant à elle-même, à l’étendue de ses privilèges en Turquie, à l’incertitude de leur durée où succéderaient d’autres maîtres, elle a conclu que tout amoindrissement du territoire turc serait une diminution de l’influence française. Elle n’entendait pas d’ailleurs sacrifiera son égoïsme les populations placées sous le joug, et elle essayait, sans s’oublier, de les servir. Et comme, partout où le Turc exerçait le pouvoir, un arbitraire permanent et des massacres chroniques prouvaient la vanité des promesses et l’inaptitude de l’Islam à changer, la France travaillait à doter le Levant d’un régime qui, sans détruire la souveraineté ottomane, épargnât aux populations chrétiennes le contact avec