humaine de 300 à 400 millions d’âmes, avait fait naître, chez les gouvernemens comme dans le public, les plus grandes illusions sur la puissance du Céleste Empire, voire sur son aptitude au progrès. Certains événemens récens semblaient les confirmer et la sérieuse résistance que nous avaient opposée les Chinois au Tonkin, dans des circonstances toutes spéciales, faisait oublier les faciles victoires des Alliés en 1860. Quelques écrivains clair-voyans — des Anglais surtout, M. Henry Norman, M. Curzon, l’un des jeunes hommes d’Etat les plus brillans du Royaume-Uni — avaient su pourtant aller au-delà des impressions de surface et s’étaient efforcés de démontrer la faiblesse et la corruption de la Chine. Ils avaient prêché dans le désert. La guerre venait déjà d’éclater que l’un des organes les mieux informés et les plus réfléchis de la presse anglaise, le Spectator, écrivait : « Nous croyons que le poids de l’opinion est du côté de ceux qui pensent, avec nous, que la Chine pourrait, s’il fallait en venir là, organiser une armée des plus formidables. » Tel était bien le préjugé presque universellement admis en Europe et, chose moins explicable, partagé par la majorité des étrangers établis en Extrême-Orient.
Détruisant ces illusions, et démontrant à tous, par l’irrésistible argument des faits, quelle réalité se cachait sous ces vaines apparences, les victoires des Japonais firent l’effet d’un tremblement de terre. La diplomatie européenne avait bien prévu que la guerre lui causerait quelques ennuis ; aussi lord Rosebery proposait-il aux puissances, dès le début du conflit, de s’entendre pour l’arrêter ; mais, si le premier ministre de la Reine craignait que des complications en Corée n’amenassent une intervention russe, les autres puissances n’envisageaient pas favorablement l’éventualité d’une démonstration, voire d’une action navale où l’Angleterre serait au premier plan. On se résolut donc sans déplaisir à laisser continuer une guerre qui, croyait-on, traînerait en longueur et, après l’expulsion des Japonais de Corée et l’affaiblissement des flottes dans une ou deux batailles navales, finirait faute de combattans. Lorsque l’effondrement militaire de la Chine, durant l’automne de 1894, vint lui démontrer la vanité de ses prévisions, la diplomatie européenne sentit le sol se dérober sous ses pieds ; sur un terrain entièrement nouveau et inconnu, elle ne sut plus d’abord comment se mouvoir et ne put qu’assister stupéfaite à ce changement complet et imprévu de la face des choses. Au