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de l’État, la puissance donnée aux forces républicaines, victorieuses des monarques, par le petit homme engoncé dans sa redingote grise. Bernard Héricourt pardonnait au Rival. » Ce n’est pas assez. Il faut nous faire comprendre comment s’est déchaîné l’enthousiasme, comment, depuis le général jusqu’au dernier des grenadiers de la garde, tant d’hommes ont, pour la gloire d’un seul, bravé tous les dangers, accepté toutes les souffrances, comment à l’idée de rivalité s’est substituée celle de fidélité, de dévouement, d’abnégation et de sacrifice. À ce culte de Napoléon, qui pendant des années a été célébré par la France entière, il fallait un fondement mystique. D’une façon plus ou moins consciente on a acclamé en Napoléon l’homme providentiel, celui qui résumait en lui l’action de tout un passé d’histoire. « Devant la mer illuminée par le soleil de Thermidor, cent trente mille fils de la Révolution française présentèrent les armes au César qui opposait leur puissance aux descendans des Vikings. Là-bas, les étages des voilures anglaises inclinaient les corvettes sur la ligne des eaux et du ciel. À la gauche de quinze mille dragons, hussards, chasseurs, carabiniers et cuirassiers, Bernard haussa le sabre, presque sans rancune contre le Rival. Ne réussissait-il pas merveilleusement, ce Corse, à épouvanter le monde de la féodalité franque. germanique et Scandinave, en levant contre lui, pour la défense de la tradition latine, les forces provençales, basques, gasconnes, angevines, tourangelles, lorraines, picardes, hispano-flamandes, bretonnes, unies dans l’espoir de créer avec leurs cœurs divers une nation libre, à l’image de la patrie romaine, asservie quinze siècles par ces barbares, affranchie d’hier à Valmy, Jemmapes, Arcole, Marengo, Hohenlinden ? » Cette vision d’apothéose fait partie de la vérité historique elle-même, et il n’est pas besoin de faire remarquer la grandeur qu’elle reçoit de cette lointaine perspective des temps.

La gloire de la France se confond dans la gloire impériale. M. Paul Adam l’a bien vu. Ce qu’il n’a ni moins nettement compris, ni moins clairement montré, c’est comment s’est refaite, dans les armées de la Révolution et dans celles de l’Empire, l’unité de la Nation. Cela même est l’idée essentielle, la pensée maîtresse de son livre ; c’est elle qui lui donne sa signification et sa portée. Il y est revenu à maintes reprises et il a trouvé pour l’exprimer des tours singulièrement heureux. Comment ne pas citer les paroles qu’échangent Bernard et son petit frère Augustin, lorsque celui-ci arrive à l’armée, les vêtemens en lambeaux, les pieds nus ? « Que veux-tu que je fasse de toi ? — Un soldat. — Tu sens la farine. — L’odeur de la maison. — Oui,