connues. Je pense que, pour conserver la clarté dans le récit d’une action de guerre, il faut se borner à indiquer la position respective des deux armées avant l’engagement et ne raconter que les faits principaux et décisifs du combat. C’est ce que je vais tâcher de faire pour vous donner une idée de la bataille dite d’Austerlitz. » C’est à quoi se résignent les gens du métier, mais non les gens de lettres. Ceux-ci, craignant de ne pas avoir l’air suffisamment guerrier, s’excitent dans la paix du cabinet de travail, renchérissent sur les horreurs de la mêlée et sur la barbarie du carnage. Et ils ne s’aperçoivent pas que cela même dénonce leur littérature.
Enfin, je suis prêt à reconnaître que si M. Paul Adam était un écrivain bien sage, son livre laisserait une impression moins forte. Je vais même jusqu’à convenir que pour peindre ses fusillades, ses galopades et ses tueries, il ne pouvait se contenter de la langue dans laquelle Boileau célébra naguère le passage du Rhin. J’admets que la fièvre d’un style haletant, les sursauts de la phrase, la violence des touches heurtées, contrastées, fussent autant de convenances du sujet. Il reste qu’en aucun cas le fatras ne s’impose à un écrivain avec le caractère de la nécessité. Quand M. Paul Adam écrit : « L’odeur humide de la forêt enivrait l’espace que ne troublait pas le roulement de la canonnade, peut-être reprise dans les nuages gris, afin de satisfaire la gloire d’un peuple aérien improbable, » je souhaite qu’il se comprenne lui-même, et je regrette seulement qu’il dédaigne de se faire comprendre. Quand je lis « le flot des dragons se précipita. Force en lueurs que les Tourangeaux eux-mêmes regardèrent les yeux larges, » je me demande si j’ai bien lu, ou si c’est le typographe qui a mal imprimé. Ajoutez la recherche du mot rare, du terme abstrait, les contorsions et les tortillemens de la phrase : « Prognathe et le nez fin, Praxi-Blassans ricana vers les saules des prairies… Enfin pensa la colère du jeune homme… Pressant un limon au-dessus de la timbale, elle arrondissait les bras, elle relevait les doigts auriculaires tout arqués… Les plis de la robe, entre les seins, sollicitèrent l’œuvre des doigts. » Il est inutile de multiplier les exemples. Ces acrobaties de style et ces bizarreries précieuses témoignent de l’influence durable des Goncourt, qui ont, dans cette seconde moitié du siècle, travaillé avec plus de succès que personne à gâter notre langue. Nous les acceptons par lassitude et résignation à l’envahissement du mauvais goût. Nous avons tort. Il ne convient pas d’abandonner à toutes les fantaisies individuelles une langue fixée par trois siècles de tradition littéraire ; c’est un patrimoine impersonnel sur lequel nous avons le devoir de veiller.