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Il faut reconnaître, d’ailleurs, que si cette vaste machination fut un chef-d’œuvre d’habileté de la part de Ruccellaï, elle fut un modèle d’activité et de résolution de la part du duc d’Epernon. Une fois son parti pris, il ne recula devant rien.

À la simple lecture du récit que fait, de cette extraordinaire entreprise, son secrétaire Girard, on se sent pris d’émotion en voyant toute la peine dépensée et tout le risque couru, dans des circonstances pareilles, par ces hommes énergiques. Vingt fois le complot faillit être découvert ; vingt fois on passa par des angoisses et des transes horribles : courriers dévalisés, paquets jetés à la rivière et repêchés au fil de l’eau, trahisons déjouées, dévoue-mens obscurs et ignorés ; puis les grandes chevauchées à travers tout le royaume, les rencontres fortuites de troupes inconnues qui s’arrêtent de loin, le fusil au poing, et interrogent ; rendez-vous manqués d’un quart d’heure, surprises d’auberge, interpellations des sentinelles du haut des remparts des villes qui restent closes, indiscrétions de femmes et de laquais, fuite errante à travers les bois, la nuit, sans guide, par des chemins que personne ne connaît, dans des fondrières où les chevaux se perdent, le long des rivières débordées, à la recherche, pour passer, du vieux pont en dos d’âne bâti par les Romains ; c’est à travers ces mille aventures, bien plus romanesques qu’un roman, que le complot se trame, se déroule et s’achève, dans un décor dessiné par Callot : aux cuisses, le grand cheval barbe, noir, avec le nez fortement busqué ; au front, le chapeau à grand panache ; aux jambes, les houseaux de cuir qu’on ne quitte que le chemin fini ; et, embarrassant la marche, le poids de toute une fortune, soit en pierreries dans des cassettes, soit en ducats roulés dans des boudins de cuir, dont est chargé le cortège des mules qui vont en avant, conduites par des laquais que l’on surveille de l’œil, la main sur le pistolet.

Le plan arrêté était celui-ci : tandis qu’un émissaire, que l’on croyait sûr, se rendrait près de la Reine-Mère pour l’avertir, d’Epernon quitterait Metz, dans le plus grand secret, traverserait toute la France et gagnerait son gouvernement d’Angoumois, où il devait attendre la Reine qui, de son côté, se serait enfuie de Blois. Ce vaste plan n’avait de chance de succès que s’il s’exécutait avec la plus grande précision. Ruccellaï galopait jour et nuit pour tout ajuster. Il cachait si bien son jeu, qu’à Paris, on le croyait en Allemagne. Plus de cent personnes, pourtant, étaient