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au gré des gens qui pèsent et calculent ces choses ; puis soudain, sans transition, elle était arrivée à la sérénité. Sa belle-fille songeait en haussant les épaules :

— Quelle tête légère !… Tant mieux, du reste, elle se console !

Il lui était bien revenu, par les vieilles dames, confidentes indiscrètes, que Guy devait s’être engagé dans des liens quelconques ; mais elle ne pouvait supposer que ce qui lui inspirait de la colère et du mépris fût pour aucune honnête femme un sujet de réconfort. Presque jamais elle ne parlait à sa belle-mère de celui qui, disait-elle, les avait fait souffrir toutes deux, et Mme d’Estève gardait pour elle seule le secret du roman dont il lui semblait être un peu complice. Guy la négligeait de plus en plus, n’étant pas de ces amoureux qui se laissent absorber à demi, mais, de loin en loin, quelques mots tendres et joyeux lui apportaient, dans sa retraite, la sensation réchauffante d’un rayon de soleil ; elle n’en demandait pas plus. Complaisamment et un peu au hasard, elle se représentait d’immenses savanes couvertes de chevaux, de mulets et de bêtes à cornes, un horizon herbu de la plus éblouissante fraîcheur, et le ranch où un Parisien, en costume pittoresque, régnait sur des vaqueros basanés. Entre deux grands pins était jeté le hamac qui berçait une jeune femme infiniment gracieuse sous sa mantille, et un petit enfant pareil au chérubin qu’était Guy au même âge.

Mme d’Estève contemplait mentalement ce tableau créé par son imagination sur des données très sommaires, quand sa bru, entrant à l’improviste, la surprit auprès du feu, pensive, les yeux pleins de larmes et le sourire aux lèvres.

— Ah ! Hélène ! vous voilà ?

Le ton contraint n’exprimait aucune satisfaction bien vive.

— Oui, je croyais trouver ici les enfans.

— Je n’ai encore vu personne.

— C’est singulier !

Tout en parlant, la visiteuse s’asseyait dans un fauteuil, de l’autre côté de la cheminée, dégantait une de ses mains étincelantes de bagues, et défaisait les agrafes de sa jaquette de fourrure. Puis elle enleva son voile, comme une personne qui s’apprête à rester Longtemps et se met à l’aise pour causer.

Il était impossible de présenter un plus frappant contraste que celui qui existait entre ces deux femmes. La plus jeune, correcte avant tout, avec ses traits inexpressifs et réguliers, qu’éclairait un