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tenaient compagnie à Mme d’Estève pendant les heures de solitude, qu’elle préférait cent fois à la société des indifférens. La mère donnait ce nom à tous ceux qui oubliaient son fils, et ils étaient innombrables. On avait beaucoup parlé un instant de la brouille du ménage d’Estève, en prenant parti tantôt pour le mari, tantôt pour la femme, et, finalement, pour celle qui restait à Paris, riche et considérée, tandis que l’autre s’exilait. On avait beaucoup commenté cet exil volontaire ; mais, vers la même époque, plusieurs jeunes gens de bonne famille, après avoir dévoré, d’une façon ou d’une autre, leur patrimoine, s’en étaient allés élever des chevaux ou du bétail en Amérique ; il avait disparu dans le groupe, rien ne le recommandant au souvenir particulier de ses amis, que les nombreux services qu’il leur avait rendus au temps de sa prospérité. Car Guy d’Estève était un être généreux autant qu’imprévoyant, un de ces mauvais sujets aimables, comme il y en eut beaucoup en France, comme il en reste assez peu. Dans l’armée, quelques anciens camarades rappelaient encore sa brillante conduite au Tonkin : Décoré si jeune ! Quel dommage qu’il eût quitté le service pour se marier ! — Mais c’était tout ; ceux qui l’avaient aidé à se ruiner lui accordaient à peine la plus brève des oraisons funèbres :

— Un homme à la mer !

Les deux ou trois douairières qui, ayant vu naître Guy, demandaient quelquefois de ses nouvelles, d’un ton plaintif et avec une figure de circonstance, à Mme d’Estève, avaient su qu’il s’était remarié… à moins que ce ne fût une liaison. Sa mère eût encore préféré la seconde hypothèse, puisque la religion condamne le genre de mariage qu’autorise le divorce. Le mieux, pensait-elle, était d’ignorer à demi… Elle savait gré à son fils de ne pas préciser les détails, d’envelopper d’une nuée ses lointaines amours. Quoi qu’il en fût, tout son cœur s’élançait vers cette inconnue qui savait consoler Guy. Dans les deux cas, sans doute, le péché existait, mais elle croyait à la vertu de l’expiation et travaillait conséquemment à expier cette félicité irrégulière par toutes les bonnes œuvres personnelles qui étaient en son pouvoir.

On voit que Mme d’Estève avait tout juste la somme de logique accordée à son sexe et à son monde. Créature instinctive et primesautière, à l’âge qui devrait être celui de la raison désabusée, elle était capable de sentir aussi vivement que dans sa vibrante jeunesse. Lors du départ de Guy, sa douleur avait passé la mesure,