Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 151.djvu/829

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de chère lie, et leur laissait emporter tout ce qu’ils pouvaient tenir d’or. Mais à mesure que les hôtes s’éloignent sur la pente de la montagne, leur charge devient si pesante qu’ils commencent de suer, de souffler, de ployer les jarrets, de tituber comme porteurs ivres, ou encore un vent se lève qui les bute dans le nez et les enracine au sol. Ces outres d’or ne pouvaient plus faire un pas qu’elles ne se fussent entièrement dégonflées. Sinu Kwan avait aussi des filles, qui étaient les plus belles princesses du monde. Elles descendaient dans les villages, où elles achetaient des étoffes qu’elles payaient avec l’or de leur père ; et, de même, elles payaient les infirmes pour qu’ils fussent plus heureux de vivre et les malades pour qu’ils se guérissent. Et ceci se passait avant la Conquête. Mais les Espagnols se montrèrent durs, méchans et grossiers envers les filles de Sinu Kwan, et les vierges, indignées et tristes, regagnèrent leur sommet d’où elles ne dévalèrent plus. »

À Bulacan, le bourg est en liesse : on tape sur les tambours, on s’époumonne dans les trompettes, et les huttes pavoisées ressemblent de loin à des chapeaux de paille qui auraient tiré au sort. Est-ce une victoire qu’on célèbre ?

— Ah ! s’écrie don Alberto, et moi qui avais promis d’assister à la cérémonie !

— Quelle cérémonie ?

— Eh quoi, ne l’avez-vous pas vue annoncée dans le journal ? Un vieil ami ! Il m’en voudra mortellement de ne point m’avoir à ses côtés…

— De grâce, expliquez-vous !

— Sachez donc, dit don Alberto impatienté de mon ignorance, que c’est aujourd’hui qu’on nomme le gouverneur de Bulacan fils adoptif de la province !

Heureuse mère !


Samedi.

Ma dernière promenade de Manille fut dans la ville murée, ma dernière visite pour l’Université de San Tomas. De tous mes souvenirs, c’est peut-être celui de cette vieille place forte qui persistera le plus longtemps en moi. J’ai vu, à des milliers de lieues de l’Europe, sous un soleil dont nous ne connaissons pas l’étrange cruauté, notre Moyen Âge vivre encore dans la pierre et dans l’homme. Quand j’avais passé le pont-levis et franchi la Porte Isabelle,