ennemi les harcelait sans trêve, qui se dérobait à la bataille. « Nous sommes las, disait-il, des banderilles de feu : il est temps que la primera espada s’avance ! Mais Aguinaldo sait trop bien ce qu’il veut et ne se montrera plus. » Puis, dérivant au gré de ses pensées, il continua : « Cet homme est humain pour ses prisonniers ; nous, nous ne pouvons pas l’être envers les nôtres. Comprenez-vous que ces misérables connaissent, à un volontaire près, l’effectif de nos troupes et que nous ignorons, nous, s’ils ont cinq mille, dix mille ou huit cents fusils ? Ils dansent au bout des nôtres en brandissant leurs bolos ! Et ils meurent sans lâcher leur secret. Rien ne les émeut, ni la souffrance, ni l’idée de ne plus être. Ils meurent comme s’ils ne savaient pas ce qu’ils perdent ! Avant-hier, j’en ai fait fusiller deux qui, à eux deux, n’avaient pas quarante ans, et ils se sont si simplement agenouillés que, malgré moi, je les admirais de tomber ainsi en la flor de la juventud ! » Don Alberto prit la parole et entama un de ses exploits, mais l’officier sourit et s’enfonça dans le rêve, pendant que notre bijoutier déterrait ses cadavres. Une invincible tristesse me gagnait : depuis huit jours, j’avais entendu trop d’horreurs, senti trop de détresse humaine, et ma fatigue dut s’imprimer sur ma figure, car le colonel, sortant de sa songerie, me saisit le bras : « Monsieur, dit-il, vous paraissez souffrant : vous plairait-il de boire un peu de vin à ma gourde ? » — « Non, merci, » répondis-je. Un instant après, il me frappa doucement l’épaule : « Camarade, fit-il, moi aussi, je suis triste. » Et il ne dit plus rien durant tout le voyage, si ce n’est : Pobre España ! Pobre España !
Comme nous passions en vue du mont Arayat, un grand mouvement se produisit aux portières. Un officier s’écria : « Je vois de la fumée ! Il est là… Aguinaldo ! » On distinguait en effet une ombre de fumée, à moins que ce ne fût un flocon de nuage, au-dessus de la crête solitaire, capitale fortifiée de l’insurrection. Et, tandis que mes compagnons, pressés aux fenêtres, braquaient leurs yeux vers ce point flottant, il me souvint de la légende qu’un Tagal m’avait contée. « Au temps jadis, sur ce même mont Arayat, vivait un être surnaturel du nom de Sinu Kwan, qui veut dire « celui auquel on est soumis. » Il y faisait sa cuisine, et la fumée de son âtre montait très souvent dans le ciel, et personne n’en avait peur, car Sinu Kwan n’était point redoutable. Il possédait de beaux jardins et des tas d’or, et, quand on allait lui rendre visite, il recevait galamment ses hôtes, les régalait de danses et