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ensanglantaient la nuit, les soldats faisant leur cuisine en plein air ; et l’on ne soupçonnait pas plus le voisinage du bourg indien que si l’on eût été perdu dans un désert. Devant le comptoir du café, des officiers étaient assis, presque tous graves. Ils disaient qu’on ne verrait jamais la fin de cette insurrection ; que, si l’on achetait Aguinaldo, elle recommencerait trois mois plus tard ; que, si on ne l’achetait pas, l’Espagne achèverait de s’y épuiser ; que le soldat européen ne peut soutenir la défaveur du climat, et qu’ils étaient acculés à une situation lamentable. Le spectacle de ces hommes, dont on ne saurait contester le courage, et qui restaient là, rompus de fatigue et « pensifs sur la patrie, » m’étreignit le cœur d’une telle émotion que le souvenir de tout ce que nos imaginations et nos fantaisies doivent à l’Espagne, et des immortelles légendes où nous avons suivi sa lampe merveilleuse, me rendit un instant leur concitoyen et leur frère de deuil. La fanfaronnade se taisait devant la sévérité de leurs visages, et l’on sentait flotter sur eux l’ombre du drapeau, leur linceul. Derrière le comptoir, on jouait furieusement. Notre capitaine embrassait la table de ses brocards et de ses rires : son ventre s’enflait d’aise aux coups heureux, et les doigts lui démangeaient si fort pour sauter sur le gain que, pendant que le banquier battait les cartes, il faisait craquer ses jointures.

Nous revînmes dîner dans notre grange. Nous étions servis par de maigres soldats à demi consumés. L’un venait de l’Aragon, l’autre de l’Andalousie, un troisième de Catalogne : toutes les provinces agonisaient autour de nous. De temps en temps une chandelle tombait de sa bouteille sur l’assiette du convive. Les deux lieutenans mangeaient silencieusement, mais le capitaine et don Alberto éclataient en témérités. Ils fusillaient Aguinaldo entre deux coups de fourchette. Que dis-je, fusiller ! Il s’agissait bien de fusiller, vraiment ! Le gros métis s’entendait à supplicier les hommes. Au dessert, don Alberto accapara l’attention générale, et, pour nous convaincre qu’aucune prouesse ne lui était étrangère, il paria qu’il retournerait sur une assiette un verre plein d’eau sans en répandre une goutte, qu’il avalerait une bougie allumée sans l’éteindre, qu’il subtiliserait un peso par la simple vertu d’un reniflement, et, retroussant ses manches à la façon des tireurs de cartes, passeurs de muscades, escamoteurs de gobelets, et autres magiciens, il se mit en posture d’accomplir ses sorcelleries. Les lieutenans, qui n’étaient pas tous les soirs à pareille fête, avaient