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un fleuve au bord duquel des soldats étendaient leur linge, mes compagnons de voyage riaient, et le nom d’Aguinaldo revenait constamment sur leurs lèvres. Il y avait parmi eux une Espagnole, maigre et brune comme une cigale, d’un charme aigu, et qui taquinait un vieux commandant. Elle lui tendait une orange ouverte : « Quoi, s’écria-t-elle, un commandant qui n’a pas peur d’Aguinaldo et qui recule devant un fruit ! — Señora, répondit l’ancien, je recule devant le fruit, non devant celle qui me l’offre, mais je confesse qu’à mon âge il vaut mieux rencontrer Aguinaldo qu’un ennemi fait comme vous. »

La plaine s’élargissait, marécageuse, mortellement chaude, jusqu’au mont Arayat qui s’élevait à l’horizon d’une pente assez douce et dont la crête ébréchée dentelait un nuage d’opale. Nous entrions dans la Pampango. Le désordre sauvage des champs de cannes à sucre pressait leurs faisceaux, hérissait leurs poignards et leurs vertes épées ; nulle part je n’aperçus de laboureurs ni de paysans courbés sur la terre. À San Fernando, changement de train. Trois Franciscains montent près de nous. Don Alberto se précipite, et ce ne fut durant cinq minutes que des Como va ? Muy bien ! Mil gracias ! Quand l’écluse des complimens fut enfin refermée, les trois moines s’assirent et causèrent. Le plus gros, qui, entre tous ses mots, reniflait des Pues ! Pues, hombre ! se gaussait de la couardise des volontaires et contait à son voisin, une tête d’inquisiteur plus tranchante qu’un rasoir, qu’on avait l’autre jour brûlé onze cents cartouches pour tuer six insurgés. Don Alberto tira des basques de sa jaquette une paire de pistolets et, les posant sur les genoux du gros moine, s’écria : « En voilà qui n’ont pas tiré mille coups, mais qui ont abattu plus de six hommes ! » Les trois Franciscains se rapprochèrent, et le troisième, face oblongue aux yeux un peu hébétés, les prit dans sa main, les soupesa et regarda son confrère en hochant la tête : « Ah ! dit ce dernier, ce sont de beaux garçons et ils ont fait de la bonne besogne ! Où les avez-vous achetés, Alberto ? » — « Je les ai pris à l’ennemi, répondit modestement le bijoutier. » — « Pues, hombre !… » et, la main tendue vers la portière : « Tenez, Alberto, voilà un pays où ils n’auraient pas à chômer. Savez-vous combien je compte de bonnes familles dans toute la région ? Deux, pas plus ; le reste, que canalla ! »

Maintenant nous longions une forêt clairsemée que le soleil couchant inondait de sa splendeur. Les fûts élancés des arbres,