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des métis envers leurs subordonnés indiens. Et ces métis eux-mêmes, que de rancunes ou d’intérêts les divisent ! Marcello R. de Pilar, que Blanco appelle le plus intelligent des séparatistes, écrivait à un ami, en 1894 : « La retraite des uns, l’indifférence des autres, et des plus riches, vont faire le vide autour de notre cause. Il y a là de quoi pleurer des larmes de sang ! » Les Pedro Rojas et les capitalistes de l’archipel, décorés par le gouvernement, n’éprouvèrent aucune envie de hasarder leurs millions dans une lutte incertaine. Qu’ils aient en sous-main versé leur obole à la caisse de l’insurrection, ce n’était de leur part qu’une précaution de financier qui tient à s’assurer contre les éventualités de l’avenir. La grosse richesse est conservatrice. Mais entre elle et le peuple s’échelonne une classe de gens assez fortunés pour s’instruire, assez instruits pour prétendre aux honneurs : petits propriétaires, vieilles familles indépendantes, bourgeois campagnards, maires de villages un peu chefs de tribus, qui ont vécu loin de Manille, à l’abri des pestilences espagnoles, disons mieux, des contagions européennes, car, aussi bien à Hong-Kong qu’à Singapour, à Saigon qu’à Shanghaï, la fréquentation des blancs ne vaut rien pour les jaunes, et j’admire que tant d’orateurs puissent encore, dans nos parlemens, s’étendre sur les bienfaits moraux de la conquête ! Ce sont tous ces possesseurs terriens, dont les fils ou les amis avaient voyagé en Europe, tous ces meuniers sans souci, obligés de ruser ou de lutter contre les empiétemens du pouvoir, trop restreints dans leur avoir pour partager avec lui, ou trop fiers encore pour lui payer une rançon, ce. sont eux qui, groupant les mécontens, les ratés, les demi-savans et leur maisonnée indienne, sûrs de leurs montagnes, plus sûrs de l’ignorance des Espagnols, ont affronté la ruine sanglante et organisé les guerrillas.

Leur besoin d’être commandés a fait naître un commandant, Aguinaldo. Cinquante ans plus tôt, l’ambition de ce jeune maître d’école n’eût été que celle d’un capitaine de bande. Sous l’influence des idées européennes, qui par le canal de Suez ont débouché sur toute l’Asie, il aspira au titre de fondateur d’une République. Je crains qu’il ne s’illusionne ; mais je m’en voudrais de railler ce chef de vingt-sept ans qui, tourmenté de la gloire des Washington et des Bolivar, a puisé dans leur exemple assez de force pour discipliner son armée et pour épargner à sa cause la honte des excès où s’ensanglante le grand nom de l’Espagne. Les bandits, dont la police espagnole n’a jamais purgé les îles, peuvent se réclamer