sont soutenus par des prêtres, sortis souvent des rangs du peuple, que la fortune n’a pas encore déformés et chez qui les privations entretiennent la flamme de l’apostolat. Ils sont capables de fureur dévotieuse, mais aussi des plus rudes sacrifices. Ils persuadent moins l’idolâtre qu’ils ne le magnétisent. Leur geste de bénir étend sur lui l’ombre irrésistible d’une âme de proie. Ils apprennent sa langue, vivent de sa vie ; bien plus, ils le protègent contre les rapines de leurs compatriotes. L’organisation politique du pays semble favoriser l’entreprise des conquérans : tribus dispersées, pas de familles régnantes ni de caste sacerdotale dont il faille anéantir le prestige et dont les ruines couvent les insurrections futures. Ils se contentent d’anéantir l’autorité des chefs et de réduire en vasselage leur aristocratie héréditaire. Même leur générosité ou leur intérêt supprime l’esclavage. Sous leur pouvoir qui se surveille encore, les Tagals et les Visayas jouissent d’une sécurité dont les avaient sevrés leurs guerres intestines. Mais peu à peu, la foi religieuse s’apprivoisant aux douceurs du monde, les routiers descendus à l’état de fonctionnaires, l’histoire des Philippines n’est plus qu’une suite d’expéditions malheureuses contre les pirates, et de luttes entre le pouvoir civil et le pouvoir monacal. Les Espagnols oublient, dans leur fièvre d’assouvissemens immédiats, que les deux tiers de l’archipel restent à conquérir. Leurs historiens eux-mêmes nous décrivent Manille, « cette perle de l’Orient, » comme une sentine de vices et de sales passions. On s’y déchire à qui l’emportera du clerc ou du laïc, et, si les Indiens et les métis sauvent du pillage une partie de leurs biens, c’est à cette rivalité qu’ils le doivent. La dîme ecclésiastique et l’impôt séculier se guettent, s’intimident et souvent se neutralisent. Mais le fonctionnaire qui change ne saurait lutter avantageusement contre le moine qui demeure. L’individu est maté par la communauté, l’esprit d’indiscipline par l’esprit de corps, les cupidités solitaires par l’avarice organisée, un gouvernement où tout est à vendre par des congrégations qui peuvent tout acheter. Certes, on vit passer à Manille des hommes probes qui tentèrent de mettre dans la vie plus de justice et de bonté. Ils n’y laissèrent pas même le souvenir de leur ombre. Les Espagnols subjugués consentirent à la déchéance de l’autorité civile ; mais, leur cause tombée à terre, ce fut l’Indien qui la ramassa. L’abaissement du pouvoir laïque apaisait le conflit dont il avait toujours profité ; rien désormais ne le garantissait plus de la rapacité de
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