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qui eût été plus encore le sien que celui de Rozalès. On le mit en prison et on fit un emprunt. Son souvenir est resté populaire à Manille ; on le regrette comme une Providence disparue ; et un jeune industriel de mes amis, en quête de capitaux, s’entendait dire : « Quel dommage que vous ne soyez pas venu plus tôt ! Rozalès vous aurait tiré d’affaire. »


Mardi.

À qui appartiennent les Philippines ? Je croyais, en venant à Manille, qu’elles étaient la propriété de l’Espagne. La propriété nominale, oui. Le monde civilisé, qui dresse des cartes, admet, sur la foi de je ne sais quels historiens et de je ne sais quel contrat, qu’elles sont terre espagnole, mais le sultan de Mindanao et des groupes d’îles de Jolo et de Soulou prétend le contraire, et sa prétention se fonde sur ce fait indéniable qu’il a depuis trois cents ans maintenu son indépendance. Les Espagnols ont retrouvé les Mores aux Philippines et ne les en ont point chassés. Les Negritos disséminés dans les montagnes ne reconnaissent point de maître. À deux journées de Manille, les Igorrotes s’administrent eux-mêmes et reçoivent fort mal les hôtes que Dieu leur envoie. De tout temps des bandes de brigands ont sillonné les îles, hanté les alentours de Manille, pénétré même dans la ville. L’Espagne détient des rivages, mais, à moins qu’on ne m’abuse, l’intérieur lui échappe. Les races les plus diverses y vivent sans s’y confondre. La langue espagnole, qui y déferle depuis trois siècles, n’en a point submergé les idiomes. Sur 56 districts, j’en compte à peine 6 où l’on parle un peu chrétien, puisque c’était jadis parler chrétien que de parler espagnol. Si les indigènes sont demeurés réfractaires au castillan, leurs conquérans les ont payés de retour, et très peu s’expriment en tagal ou en visaya, qui sont les idiomes les plus répandus. Puisque les Espagnols affirment leur souveraineté effective sur ces îles, pourquoi n’ont-ils pas encore achevé de les explorer ? En ont-ils fixé une carte précise ? Et la meilleure preuve enfin que leur empire est illusoire, c’est que l’insurrection contre laquelle ils se débattent n’en a bouleversé qu’un canton limité ; non que les peuplades voisines s’intéressent à leur cause, mais parce que ces personnes indépendantes se soucient fort peu de ce qui se passe chez les étrangers. Ils ont pour eux les Visayas, qu’ils enrégimentent et qui forment des bataillons redoutables. Mais demain peut-être les Visayas se soulèveront. L’Espagne se trouve