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répondu que le gouvernement militaire avait acheté tous les plans et toutes les cartes. D’ailleurs, les librairies ne sont guère que des magasins de papetiers. L’Espagne redoute l’imprimé. Les hauts fonctionnaires qui, par hasard, veulent s’instruire, ont recours aux consuls européens pour tromper l’étroite surveillance de la censure. Il me souviendra longtemps d’une halte que je fis dans la boutique d’un libraire, près d’une église dont la masse écrasait le carrefour. Je priai le marchand espagnol de me montrer ce qu’il avait sur Manille et les Philippines. Il m’apporta avec un triste sourire quelques tomes dépareillés et des brochures où le titre disparaissait sous la crasse du temps. Les volumes, dont j’apercevais les rangs éclaircis dans la pénombre du magasin, n’étaient, à l’exception des missels et des ouvrages de piété, ni plus frais ni plus attirans. Leur poussière ne ressemblait point à celle qui fait, des rayons de nos vieux bouquinistes, un cellier d’élixirs très anciens : elle sentait le commerce déchu et l’indifférence pire que la mort. L’homme, qui suivait mes regards, haussa les épaules d’un air découragé. « Ah ! monsieur, me dit-il, à vous qui êtes Français je puis parler librement : j’ai honte de vous recevoir dans une aussi pauvre boutique ; mais, dans ce pays-ci, il n’y a point de place pour les libraires. Vous ne trouverez rien chez moi ni chez mes confrères ; et c’est grande pitié que nous en soyons réduits à vendre des almanachs et les laides images que je m’excuse de mettre entre vos mains. »

Si la librairie périclite à Manille, en revanche, je sais des industries qui prospèrent. Les femmes y tissent avec des libres d’ananas ces tissus légers dont elles pressent leur sein et parfument les airs. J’ai visité, calle San Sebastiano, au premier étage d’une grande maison silencieuse, des chambres qui ne sont pas balayées deux fois l’an et où les petits doigts des Malaises réalisent des merveilles. Leur maîtresse, une vieille métisse édentée, a déployé sous mes yeux des pannelas, simples fichus, qui valaient plus de cent dollars, des mantilles presque irréelles de transparence, des mouchoirs comme devaient en porter les fées, du temps qu’elles dévidaient sur leurs fuseaux les fils de la Vierge et qu’elles se faisaient des robes dans les claires vapeurs du matin. Mais j’aime encore mieux les chemisettes, les panuelas et les mantilles du quartier San Cristo, à cause de celles qui les vendent et qui ont toutes leurs dents, et même des griffes, et aussi des mines de chattes sombres énamourées. Elles sont assises derrière