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songer à leurs enfans. » Je me dirigeai donc vers la gallera à l’heure où les femmes, parées comme pour un bal et plus parfumées que jamais, s’acheminent aux vêpres. Tous les magasins étaient fermés, sauf les boutiques multicolores des marchandes de cigarettes, et sauf, Dieu merci, les échoppes des Chinois, car. en traversant une place, je fus surpris par une pluie torrentielle et ne dus mon salut qu’à l’hospitalité d’un épicier du Céleste Empire. Je pénétrai dans une espèce de bouge qui faisait l’angle d’un pâté de maisons en saillie : point de fenêtres, mais, de chaque côté, une grande porte aux panneaux noircis et fendus ; ni plancher, ni dallage ; la terre nue où s’enfonçaient inégalement les trois pieds d’un escabeau. Derrière le comptoir on entrevoyait des rayons de choses innommables, et les gens de la maison étaient couchés parmi des sacs de pommes de terre, tandis qu’une femme se peignait sur le seuil d’une chambre noire. La place transformée en marais déborda bientôt chez mes hôtes. On ferma les portes, et nous restâmes plongés dans une obscurité nauséabonde, où leurs petites pipes jetaient quelques étincelles. Mais l’eau glissait sous les battans ébréchés, dont on essayait en vain de boucher les brèches avec de la boue. Elle cernait déjà le comptoir, atteignait les sacs : la femme, son peigne entre les dents, vint donner un coup de main aux hommes qui se remuaient en silence et repoussaient le déluge. Enfin la pluie cessa, et je pus m’échapper de cette affreuse boutique, pareille à tant d’autres que la taciturnité chinoise rend presque mystérieuses. Quatre-vingt mille Chinois habitent Manille, quatre-vingt mille témoins impassible du duel entre l’Espagnol et l’Indien. Ils travaillent, pendant qu’on pille et qu’on massacre autour d’eux. Les camps ennemis s’entendent pour ne pas les inquiéter, car ils représentent l’avenir du pays ; ils en assurent les lendemains. Sans eux, nous devrions perdre toute espérance de manger, ne fût-ce qu’une fois par jour, au Grand-Hôtel d’Orient. — On compte cinq élémens en Asie : l’air, le Feu. l’eau, la terre et le Chinois ; et ce dernier, qui permet de s’assimiler les quatre autre-, n’est pas le moins indispensable à la vie des peuples.

Une voiture, rencontrée fort à propos, m’emmena jusqu’à l’extrémité de la ville, « levant une immense baraque de bambous recouverte de chaume. J’y pénétrai. C’était un vacarme assourdissant décris, d’applaudissemens, de surenchères, de trépignemens, de bouteilles entre-choquées, d’appels confus et d’altercations ;