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jette au loin le grain, à l’heure de mourir, bénissait la ville et le monde.

Urbi et orbi !


Depuis que Mickiewicz, l’immortel chantre du poème des Aïeux, dont Varsovie vient d’inaugurer solennellement la statue, s’est écrié en un de ses vers impérissables : Jestem milion, — « Je suis des millions ; » c’est-à-dire : « Je pense, je sens, je soutire… au point d’incarner en moi l’âme de tout un peuple, » — personne, à part notre grand romancier d’aujourd’hui, n’eût pu, sous peine de blasphème, répéter la superbe et sublime parole. J’ignore si l’œuvre de l’auteur de la Trilogie et de Quo vadis ? brisant les cadres où l’enserrent l’étroitesse de notre vie sociale, ainsi que les bornes imposées à l’idiome natal, se répandra par le monde entier : mais je crois pouvoir dire que M. Sienkiewicz est du moins l’une des plus puissantes figures littéraires de ce temps.

Maintenant, fidèle à sa mission, qui sera son plus beau titre à l’immortalité, le voilà de nouveau attelé à l’histoire. Dans les Crucifères ou Chevaliers de la Croix (Krzyzacy), il nous décrit l’effort désespéré, mais triomphant, par lequel la Pologne, alors à la tête du monde slave, fit reculer la marée montante du flot teuton. Ces images évoquées nous serviront d’édification et de réconfort. À Dieu ne plaise qu’en parlant ainsi je paraisse incliner vers une politique qui a causé tant d’irréparables malheurs à mon infortuné pays ! Mais je ne puis m’empêcher de songer que la légende de Tyrtée se renouvelle dans le cours des âges. Les accens de M. Sienkiewicz ne nous entraîneront plus à de périlleuses et sanglantes tentatives, mais ils nous guideront au triomphe le plus difficile et le plus méritoire, celui qui consiste, pour les individus, comme pour les peuples, à se vaincre soi-même. Ils nous enseigneront le recueillement, la résignation, la patience. Nous vivrons avec les souvenirs d’un glorieux passé, dix fois séculaire, avec la résolution arrêtée de nous en montrer dignes, par notre sagesse, notre justice, notre respect des lois divines et humaines, notre prévoyance Laborieuse jamais lasse. Et ainsi, au jour, déjà prochain, où la patrie polonaise se prépare à fêter le vingt-cinquième anniversaire du fécond labeur du grand écrivain national, tous deux, elle et lui, pourront se dire, certains de se voir compris et applaudis par tous : — Ad multos annos !


COMPTE A. WODZINSKI.