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frémit de compassion. Ce corps gracile et si blanc, qu’on l’eût dit taillé dans le marbre ou l’albâtre, sa beauté touchante, le dévouement de ce serviteur, cette mort à laquelle il venait de l’arracher, tout cela remuait ces maîtres du monde, d’ordinaire indifférens ou implacables, jusqu’au fond de leurs entrailles. D’aucuns croyaient voir un père, implorant grâce pour la vie de son enfant. La miséricorde jaillit des cœurs ainsi qu’une flamme. Vinicius aussi s’élançait dans l’arène, se dépouillait de sa toge, pour en recouvrir les formes adorables de sa fiancée. Puis il déchira sa tunique, et montrant les cicatrices qui meurtrissaient sa poitrine de soldat, il étendait à son tour ses bras supplians. L’enthousiasme de la foule ne connut plus de bornes ; ce n’est pas seulement la vie d’Ursus et de Lygie, mais encore l’honneur et l’amour du jeune tribun qu’elle entendait défendre. Les poings se crispaient ; des regards sévères se tournaient vers César. Lui, cependant, demeurait impassible et sombre. Sa cruauté native, ses instincts pervers se fussent délectés à voirie corps pantelant de la jeune captive, labouré par les cornes du taureau. Et voilà qu’on voulait le priver de cette volupté ! Sur sa face bouffie s’amoncelaient la colère et l’ennui. Son orgueil luttait avec sa lâcheté. Quelle humiliation pour lui de se soumettre à la volonté de la plèbe… et quel danger pourtant à lui résister ? Inquiet, il se tourna du côté de ses prétoriens, que commandait Subrius Flavius, un lieutenant inflexible, dévoué corps et âme à l’empereur. O prodige ! Des larmes coulaient le long des joues ridées du vieux soldat ; lui aussi tenait sa main levée en signe de grâce. L’obstination de la foule dégénérait en fureur. Les voix montaient en un tonnerre de malédictions et d’injures. Ahénobarbus ! histrion, parricide, incendiaire ! Devant ces regards fixés sur lui, sous la menace de ces invectives, de ces mains frémissantes, comme prêtes à frapper, blême, tremblant, Néron eut peur… et céda… Deux victimes lui échappaient du coup.


Puis, Sienkiewicz trace, en raccourcis puissans, des figures qu’on dirait emportées par le souffle d’un Delacroix ; des scènes tour à tour charmantes et magnifiques où revivent, tantôt le coloris étincelant d’un Matejko, et tantôt le calme élyséen d’un Puvis de Chavannes. Je n’aurais qu’à choisir au hasard. Voici d’abord un tableau du Forum romain :


C’était un défilé ininterrompu le long des boutiques rangées en face du Capitole, sous le péristyle occupé par les libraires, chez les changeurs, chez les marchands d’objets d’art et de bronzes, chez les vendeurs de tissus soyeux d’Orient… De toute part se dressaient des frontons superbes, où l’œil s’égarait comme dans l’enchevêtrement d’une forêt. Et ces édifices, ces temples aux mille colonnes, semblaient