Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 151.djvu/667

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans le sol. Sa masse, velue et sombre, s’arrondissait, repliée sur elle-même, ne formant plus qu’une boule énorme. En ce duel extraordinaire, qui de l’homme ou du taureau l’emporterait ? L’angoisse étreignait cette foule, passionnée, éprise de jeux et de luttes, au point de lui faire tout oublier, et César, et la Ville, et l’Empire. Pour elle, ce barbare devenait un objet d’admiration et de culte, digne qu’on lui érigeât désormais des statues. César lui-même s’intéressait au combat. Les spectateurs élevaient, stupéfaits, leurs mains vers le ciel ; d’autres s’essuyaient le front inondé de sueur, comme s’ils eussent eux-mêmes lutté dans l’arène. Les voix expiraient sur les lèvres… Les cœurs battaient à se briser. Il semblait à tous que ces minutes duraient des siècles. Immobiles en face l’un de l’autre, Ursus et l’animal mesuraient leurs forces dans une suprême tension de leurs muscles. Puis un gémissement atroce, où il entrait autant de douleur sourde que de rage, fit trembler l’arène. L’assistance y répondit par une clameur prolongée. Rêvait-on ? Voici que le mufle monstrueux de la bête semblait se retourner et se tordre sous l’étreinte d’acier du barbare. Le visage d’Ursus, son cou, ses épaules, se couvrirent d’une rougeur sanglante ; ses reins s’infléchirent davantage. D’un effort surhumain, il rassemblait ses dernières provisions d’énergie. Les rugissemens de l’aurochs, râles de plus en plus étouffés, se mêlaient aux souffles de l’athlète. Une langue énorme, écumante, pendait hors de la gueule du monstre. Une minute encore, et, dans l’arène, retentit un craquement formidable d’os rompus et brisés ; le taureau s’abattit d’une pièce, le cou tordu, la tête retournée, sans vie. Alors, d’un tour de main, Ursus dénoua les liens qui garrottaient la victime, puis, saisissant la jeune fille entre ses bras, pâle, égaré, il se mit à respirer longuement, comme s’il eût puisé de nouveaux souffles au fond de sa poitrine. Enfin, il releva les yeux, et les promena d’un regard circulaire sur l’assistance. L’amphithéâtre délirait. Les applaudissemens et les cris ébranlaient l’édifice entier. Jamais on n’avait vu de tels transports. On se précipitait dans l’enceinte pour féliciter le vainqueur. De toute part des voix s’élevaient qui demandaient sa grâce, bientôt fondues en une immense et menaçante clameur.

Ce Lyge, inconnu la veille, devenait l’idole d’un peuple, chez lequel la force tenait toujours lieu de vertu. La foule exigeait qu’on lui rendît la vie et la liberté. Ursus le comprit ; mais ce n’était pas là ce qu’il attendait d’elle. Ses yeux glauques fixés sur l’assistance imploraient grâce. Soudain, on le vit se diriger vers le podium où trônait César. Le corps inanimé de la jeune fille étendu sur ses deux bras, il l’éleva jusqu’aux rebords de la loge impériale : « Ayez pitié d’elle ! C’est pour la sauver que j’ai lutté et vaincu. » Voilà ce que signifiait ce muet langage. Les spectateurs ne s’y trompèrent point. À la vue de cette vierge évanouie, si frêle, endormie sur cette poitrine de géant, l’assistance