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Avec quelle insouciante impassibilité il se fraie un chemin au milieu de cette populace, prête maintenant à baiser le bout de sa toge, et dont il frappe au hasard les crânes étroits et durs. C’est ainsi qu’il règne sur ses esclaves. Ses volontés sont indiscutables. Pour consoler Vinicius de la perte de Lygie, il lui a fait don d’Eunice, sa Vestiplica, aux seins de nacre et de rose. Elle, qui secrètement se consume d’amour pour lui, l’implore prosternée… » « Oh ! rester sa chose, son bien, toujours, dût-elle balayer ses écuries ! » Cependant le maître a parlé… « Vingt-cinq verges à Eunice, sans toutefois abîmer ses chairs ! » Puis, ses regards distraits jusqu’à ce jour arrêtés soudain sur ce chef-d’œuvre de grâce, comme il saura respecter en cette esclave, désormais chérie, le pouvoir triomphant et divin de la beauté : « Heureux, trois fois heureux, celui qui comme moi a trouvé l’amour incarné en d’aussi parfaites formes ! Praxitèle, Miron, Scopas et Lysippe ont-ils jamais modelé de plus suaves, de plus purs, de plus délicieux contours ? Les marbres de Paros et du Pentelicon égaleront-ils ce marbre vivant, passionné, où glissent de roses et tièdes frissons ? » Et il tend les bras à Eunice, vêtue de blanc, blonde comme l’aurore, non plus l’humble servante, l’ancilla d’hier, mais une déesse pleine de charme et de volupté. Aussi restera-t-il par instinct et par conviction réfractaire à l’idée chrétienne.


Moi, s’écria-t-il, moi ! me convertir à la doctrine d’un Chrestos ?… Non, mille fois non, par le fils de Lété ! Je m’en détournerais, fut-elle l’expression de la vérité humaine et divine : elle exige des efforts, et j’ai horreur de tout ce qui coûte l’effort ; elle prêche le renoncement, et je ne veux renoncer à aucune des joies de la vie. Je tiens à mes gemmes, à mes camées, à mes amphores, à mes vases, à mon Eunice. Je me délecte trop au parfum des violettes, aux doux loisirs de mon triclinium, et, sans croire absolument à l’Olympe, je puis m’en ménager un, selon mes préférences et mes goûts ici-bas. Je veux jouir de la vie, tant que l’archer divin ne m’atteindra pas de ses flèches ou qu’il ne plaira pas à César de m’inviter à me faire ouvrir les veines.


Telle est sa profession de foi religieuse : le même éclectisme domine ses principes politiques et moraux. Comme il en impose à Néron, malgré l’ironie voilée, ou l’exagération même de ses Batteries ! Comme il sait adapter ses jugemens et ses discours à la vaniteuse obstination de ce cerveau de comédien et de fou ! Il s’agit de préserver Lygie des faveurs possibles du maître. « Connaisseur