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temple, Compeng-Keo alluma une torche et la jeta en l’air. À ce signal, les façades des ruines s’éclairèrent de lueurs fantastiques, et les Apsaras, parées de ces fards de lumière, semblèrent revivre pendant quelques instans dans une sorte de transfiguration. Le chef des bonzes, un vieux à la figure parcheminée, en pleura de saisissement : « Personne n’a jamais rien fait de pareil pour Angkor-Wat, me dit-il ; ceux qui viennent ici ne songent qu’à détruire pour emporter des morceaux de pierre. Toi seul as pensé à embellir un instant la pagode : que cela te porte bonheur ! » Le vieillard ne se doutait pas que j’emportais criminellement un buste d’Apsara, détaché à grand’peine de la muraille avec un marteau et un ciseau, travail de larron auquel j’avais passé toute une nuit avec Compeng-Keo comme complice…


VII. — LE MÉKONG

Deux jours après, nous sortions des grands lacs du Tonlé-Sap par une rivière qui va se jeter dans le Mékong à Phnom-Penh, la capitale du Cambodge. Le courant descend vers le fleuve, nous emportant à toute vitesse entre deux rives de palmes étagées les unes au-dessus des autres. Au bord de la berge, surgissent les petits palmiers d’eau, que le remous de notre vapeur fait onduler en les froissant bruyamment ; au-dessus, s’élèvent les grandes chevelures des cocotiers, entre lesquels foisonnent de longs roseaux aux panaches blancs ; plus haut encore, s’épanouissent les plumeaux des arékiers dont le moindre souffle incline les tiges frôles. Par-ci, par-là, le tronc vert d’un ouatier se dresse tout droit, avec des branches coudées comme des bras, presque sans feuilles, fleuries de touffes d’une sorte de coton que les indigènes emploient pour garnir leurs matelas. Sur la rivière, très poissonneuse, les oiseaux mènent grande pèche.

À Phnom-Penh, je me décide à remonter le Mékong pendant quelques jours, pour aller voir d’autres ruines khmères, d’une époque plu-récente que celles d’Angkor. Une lettre du roi Noroddom doit m’assurer bon accueil chez le gouverneur de la province, qui me fournira les éléphans nécessaires au voyage par terre. Su-Ling a profité de la halte pour renouveler nos provisions et, à minuit, nous repartons.

La nuit est sans lune, le fleuve est noir, ses eaux perfides tourbillonnent avec rapidité sous l’apparente immobilité de la surface,