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Sur cette œuvre de destruction lamentable s’élève triomphalement le figuier aux racines multipliantes, au tronc blanchâtre, tacheté comme celui du platane. Lorsque, à la faveur d’un peu de terre rencontrée par une graine, il a pris pied sur un monument, celui-ci est perdu, la plante qui a germé sur ses flancs le culbutera. Les racines de l’arbuste, ténues comme des fils, s’insinuent entre les assises les mieux jointes, et franchissent des distances surprenantes pour atteindre le sol. La sève remonte alors, gonflant peu à peu la racine qui commence par écarter doucement les blocs et, grossissant toujours, finit par faire effondrer l’édifice au sommet duquel l’arbre, vainqueur de la pierre, déploie son panache de menu feuillage.

Angkor-Wat, demeuré un lieu de pèlerinage pour les pays voisins, n’a jamais été abandonné par les bonzes qui ont empêché la végétation de l’entamer. Malheureusement, personne n’a défendu les ruines d’Angkor-Thôm contre l’envahissement de la forêt, et les dégâts sont depuis longtemps irrémédiables.

Il faut gravir la morne montagne du Bayon, et ce n’est point chose aisée, pour retrouver la conception, aussi étrange que grandiose, des architectes khmers. C’était une pyramide à trois gradins, comme Angkor-Wat, mais plus touffue et plus hardie. Cinquante tours étagées avec un art infini et vingt-quatre escaliers qui gravissaient extérieurement la pagode faisaient du monument tout entier comme une poussée de pierre ouvrée s’élançant d’un seul jet vers la voûte des cieux. Les tours, posées sur les galeries carrées qui bordent chaque terrasse, étaient invariablement décorées de la quadruple face de Brahma, que surmontait la fleur arrondie du lotus. Le masque divin, partout semblable à lui-même, est empreint d’une immuable sérénité qu’éclaire un vague sourire de bonté : il a une lointaine ressemblance avec l’énigmatique physionomie du grand sphinx d’Égypte. Ici, le front est encadré par un diadème orné de trois rangées d’oves et de palmettes ; les oreilles, au lobe allongé, portent des boutons de lotus comme pendeloques, et le cou est entouré d’un collier de rosaces. On voudrait pouvoir s’imaginer l’effet de cette face de dieu identiquement répétée du haut en bas de l’édifice et affirmant, par cette multiplication, l’omniprésence de celui que les brahmanes adoraient. Toutes ces tours étaient groupées autour d’un Préa-Sat central, énorme, qui surgit du milieu du gradin le plus élevé. Là était le sanctuaire, un réduit circulaire où la clarté