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allonge sa torche dans cette direction et me crie joyeusement : « Naï, Naï (maître, maître), Angkor-Wat ! » En même temps, une furieuse secousse fait franchir deux marches à ma charrette, qui vient s’arrêter sur une terrasse, en face d’un lion en pierre. Nous sommes au seuil de la pagode très sacrée.

À mes pieds, s’étend un large sillon tout sombre ; au fond, brillent des reflets d’étoiles ; — c’est un fossé rempli d’eau, large de trois cents mètres. Devant moi, un pont s’allonge dans l’obscurité. Je cherche vainement de l’autre côté, en l’air, l’entassement de constructions que doit présenter le temple. Mais tout est si éloigné, que les cimes des borassus et des arékiers qui se dressent au premier plan masquent les massifs de pierre. Sur ce trou béant, ouvert dans la forêt majestueuse, plane un silence inquiétant, comme la nuit sait en faire dans les endroits de ruines…

Nous descendons de voiture pour éviter les ornières trop profondes creusées dans la chaussée ; sur l’autre bord du fossé, la file des charrettes, pointillée par les feux des torches, oblique fortement à droite, et va s’engouffrer sous un portail pratiqué dans une muraille que l’on distingue à peine d’où nous sommes. C’est, m’explique-t-on, une entrée qui était jadis réservée aux éléphans. À notre tour, nous traversons le pont à larges dalles, bordé de fragmens de parapet. Le fossé semble une prairie inondée, tant les lotus et les grandes herbes l’ont envahi. Au bout du pont, une longue galerie est posée comme une herse sur le chemin de la pagode. Une colonnade se devine aux ombres portées. Au milieu, deux arbres touffus encadrent un trou noir, très étroit, percé dans un bloc de compartimens de pierre qui font relief les uns au-dessus des autres, couronnés par trois tours décapitées.

Compeng-Keo gravit résolument les degrés qui s’enfoncent dans le monument, et, à la flamme de sa torche, je vois se dresser enfin les vieilles pierres que je suis venu voir. Oh ! de si vieilles pierres…, noircies et rongées par la lèpre du temps, mais couvertes de ciselures délicieuses, si fines encore qu’on les dirait gravées d’hier. Il y en a partout, sur les colonnes quadrangulaires, sur les claustres que l’on croirait façonnés au tour, sur le toit aux pierres arrondies en forme de tuiles, sur toutes les saillies, frises, lignes ou surfaces que je puis entrevoir en passant vite.

Au sommet de l’escalier s’ouvre un couloir dont les murs, luisans d’humidité, reflètent la lueur de la torche. En levant la tête, on aperçoit comme un puits renversé : c’est le centre de la