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foncer sur nous, entraînant les charrettes qui s’accrochent. Les femmes, accroupies dans les coins, les enfans serrés auprès d’elles, regardent avec curiosité ces gens pressés qui dérangent tant de monde pour satisfaire la hâte d’un caprice. À chaque incident, les bouches, que le bétel fait sanguinolentes comme des plaies, s’ouvrent dans un éclat de rire qui découvre des dents laquées de noir. La fumée des torches jette sur tout cela un voile que le moindre vent fait trembler ; l’odeur des résines qui brûlent se mêle à l’acre senteur de poivre que répand le bétel et aux frais parfums des jasmins et des champakas qui embaument dans le lointain, sous les arbres des vergers.

Nous partons à la nuit noire. Je suis en tête avec Compeng-Keo. Nous traversons la rivière à un gué en amont de la sala et nous entrons aussitôt dans la forêt archiséculaire qui a si longtemps gardé les ruines d’Angkor à l’abri de tout regard profane. Un étroit sentier sablonneux s’enfonce tortueusement dans les halliers vierges dont les troncs, à peine entrevus, semblent des sentinelles géantes posées contre le formidable rempart de verdure. De temps à autre, le chant des grillons et le coassement des grenouilles sont interrompus par un bruit de branchages froissés : c’est quelque bête surprise dans son sommeil, tigre, biche ou sanglier, qui s’enfuit effarouchée, à moins que ce ne soit un énorme serpent python dont nous ayons troublé les longues digestions.

Le ciel est d’une pureté magnifique, étincelant d’étoiles, l’air rafraîchi par l’humidité des bois. La terre exhale des senteurs violentes de fleurs inconnues et de moisissures perpétuelles. La clarté des torches s’embrume dans la vague de poussière que nous soulevons, et, pour se donner du courage contre les tigres très redoutés, les conducteurs entonnent une chanson gutturale qu’accompagnent les clochettes des attelages. Ma petite caravane, envelopper dans un nuage de sable pailleté des lumières de torches, doit sembler un cortège de feux follets galopant à travers la forêt profonde vers quelque rendez-vous de sabbat…


II. — ANGKOR-WAT

Vers onze heures du soir, comme si l’on avait brusquement tiré un rideau, le bois s’ouvre tout d’un coup sur la droite de la route, laissant apercevoir une immense clairière. Compeng-Keo