arrive une visite : un vieux Siamois, accompagné de deux porteurs de torches. Il est en costume officiel, panung bleu foncé, veston blanc à boutons de métal et casque blanc ; seuls les bas et les chaussures manquent, mais, si loin de la capitale, on ne peut vraiment être bien sévère sur l’étiquette. Le personnage est évidemment un fonctionnaire, — le gouverneur, prétend l’interprète, qui cherche à m’impressionner. Renseignemens pris, ce n’est qu’un infime mandarin, un 'luong, sorte de juge, qui vient, me dit-il, de la part du gouverneur indisposé. Le gouverneur n’est sans doute pas malade du tout, et aura envoyé celui-ci pour se renseigner et savoir si j’apporte des cadeaux.
Après les politesses d’usage, toujours fort longues en Asie, la question du départ est remise sur le tapis. Toutes les raisons de l’interprète me sont objectées de nouveau, avec une prolixité que je n’ai pas le temps de subir. Les routes sont mauvaises ? Je le sais. Les bêtes sont fatiguées ? Nous irons moins vite, et je paierai un supplément pour la marche de nuit. Il n’y a pas de lune ? Nous prendrons des torches. Les tigres ? Ils auront plus peur que nous, envoyant une file de vingt charrettes portant des lumières ; du reste, nous avons des armes. Et puis ce sera comme j’ai dit, ou je me fâcherai ; tandis que si l’on obéit, il y aura des cadeaux : du Champagne, de l’absinthe et des cigares pour les autorités, du papier et des crayons pour les bonzes ; mais je ne donnerai rien qu’en revenant, et encore si je suis content !
Le vieux luong, au mot de cadeaux, s’est mis à caresser mes souliers blancs en toile à voile, chef-d’œuvre d’un cordonnier chinois de Saigon, et du coût d’une piastre. Comme il serait heureux, si je voulais bien les lui laisser en souvenir de mon « Excellence ! » C’est entendu, je donnerai aussi les souliers, au retour. Et maintenant, en route.
Compeng-Keo, cité à comparaître, s’avance en rampant sur les genoux. Lui ? Mais il ne demande qu’à partir, et tout de suite ; qui a pu dire le contraire ? D’abord, je suis son maître, et c’est lui qui conduira ma voiture. Seulement il a bien soif, M. le « juge » aussi, et si j’avais par hasard une goutte d’absinthe sous la main, avec un peu de glace ?
Toute la ville de Siem-Reap s’est rassemblée sur la place pour assister au départ qui s’organise. Les hommes, affairés et loquaces, aident à jouguer les animaux ; mais les bœufs et les buffles, excités par les lumières, prennent ombrage des Européens et veulent