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qu’il le déclare, un grand diable de Siamois tout maigre, à la figure drôle et futée, avec un air bon enfant. Il y a une charrette pour chaque voyageur, sorte de panier étroit, un peu plus court qu’un homme, posé sur deux roues très hautes sans l’intermédiaire du moindre ressort. À l’avant est une flèche, gracieusement recourbée en S, où deux petits bœufs à bosse viennent se jouguer par le moyen d’une corde passée dans leur narine. On se case là dedans comme on peut, en compagnie du gamin qui conduit.

Les véhicules destinés au transport des bagages sont un peu plus massifs, et attelés de deux buffles gris, aux larges cornes projetées en arrière. Le chargement est lent, parce que, les embarcations étant restées échouées à une certaine distance de la berge, on est obligé de débarquer à des d’homme tout ce dont il a fallu nous encombrer. Là où nous allons, l’agence Cook n’a pas encore — Dieu merci ! — bâti de « Grand Hôtel des Ruines » ni organisé de caravanes. Il n’y a pas d’auberges, pas même d’habitans autres que les bonzes qui gardent les pagodes, et nous avons dû apporter des matelas cambodgiens, des moustiquaires, des provisions, et jusqu’à de l’eau pour boire.

Enfin la file est complète. Compeng-Keo crie très fort, et les charrettes s’ébranlent au son des clochettes en bois que portent les animaux. La terre sablonneuse, encore détrempée, est couverte d’une herbe épaisse et haute que l’impitoyable soleil de la saison sèche n’a pas eu le temps de brûler. L’air que donne la vitesse procure une sensation de fraîcheur qui paraît délicieuse après la halte pénible sur la digue de boue. De tous côtés se dressent de longs cous d’oiseaux, inquiets du bruit de nos grelots, et qui s’envolent à grand vacarme quand nous approchons. Des martins-pêcheurs, par milliers, s’effarent et tourbillonnent en faisant chatoyer les jolis reflets métalliques de leur plumage. Seuls, les marabouts, immobiles sur leurs fines pattes roses, nous regardent gravement passer.

Mais, bientôt, nous sortons des prairies récemment inondées, et nos premiers tours de roue dans le limon desséché soulèvent un nuage de poussière qui ne nous quittera plus. En peu de minutes, tout est recouvert d’une couche épaisse de poudre blanche. Il faut s’y résigner, et descendre de temps à autre pour se secouer. Il n’y a pas de route ; les charrettes vont tout droit, au plus court, sans tenir compte des accidens du terrain, et les cahots sont terribles. Au passage des ruisseaux qui coulent encore vers