refait une virginité que d’autres peuples viendront un jour violer de nouveau, et la monotone série des histoires humaines recommencera ainsi, jusqu’au moment marqué dans la succession des temps pour la fin de toutes choses…
Vers neuf heures, nous partons dans deux misérables sampangs, recouverts de carapaces arrondies, qui évoluent péniblement au milieu des touffes de verdure, en suivant le cours sinueux d’une rivière qui vient se jeter là. Une petite houle fait onduler les branches d’arbres qui, à mesure que nous avançons, s’élèvent progressivement au-dessus des eaux. Des nuées d’insectes, moustiques, moucherons éphémères, libellules, papillons aux couleurs d’arc-en-ciel, et des oiseaux aquatiques de toute espèce, ibis, marabouts, pélicans, aigrettes, cormorans, peuplent la forêt noyée.
Les sampaniers, — trois par embarcation, — sont des Siamois aux corps sveltes, mais bien musclés, avec des cheveux noirs et lisses, coupés en brosse. Pour avoir les mouvemens plus libres, ils entortillent leur panung comme un caleçon de lutteur, et, toujours debout, poussent l’aviron d’une secousse des reins en se balançant sur la jambe gauche. Sans fatigue apparente, leur peau bronzée à peine perlée de sueur, ils rament ainsi pendant des journées entières, s’interrompant seulement trois ou quatre fois par heure pour remplacer le petit paquet de bétel, de chaux et de noix d’arec qu’ils mâchent constamment : ils comptent leur route par le nombre de cornets de bétel transformés en salive rouge.
Peu à peu la rivière se rétrécit, et la profondeur diminue. La forêt décroît aussi ; aux imposantes frondaisons des bords du lac ont succédé des arbustes, de la broussaille et de grandes herbes de marais. Sous le poids de la fatigue et de la chaleur, je me suis endormi, bercé par la cadence des rameurs. Le grincement du sampang sur le fond me réveille : il n’y a plus assez d’eau pour faire flotter les bateaux, et on nous traîne pour nous rapprocher autant qu’il est possible d’une digue de boue récemment abandonnée par l’inondation. Il est midi, quand les sampaniers nous déposent à terre II fait une chaleur d’étuve. De l’eau croupissante, du sol bourbeux où l’on enfonce, des feuillages couverts de vase monte une buée lourde, humide, malsaine : c’est le miasme pestilentiel qui donne la fièvre des bois…
Sur la chaussée, vingt charrettes attendent, envoyées à ma rencontre par le gouverneur de Siem-Reap. Le convoi a pour chef M. Compeng-Keo, « mandarin des voitures » de la province, ainsi