Doudart de Lagrée. Je me rappelais des monceaux de ruines gigantesques sous des enchevêtremens de végétation monstrueuse, des entassemens de blocs où étaient ciselées des figures étranges ; l’une d’elles, fréquemment répétée, m’avait fait une profonde impression : c’était une femme d’une beauté singulière qui dansait, le buste nu, tenant à la main une fleur comme je n’en connaissais pas. Et je m’étais promis qu’un jour j’irais, moi aussi, jusqu’à la danseuse de pierre qui embellissait encore, à l’autre bout du monde, les débris d’une cité disparue…
Nous arrivons bientôt près de ce que je prenais de loin pour un rivage : ce sont les cimes d’une forêt noyée qui émergent de l’eau boueuse ; et il faut, paraît-il, faire plusieurs heures de sampang au milieu des bois inondés avant de trouver où poser le pied. De gros pélicans animent ce paysage de déluge, empressés à guetter le poisson ; ils le pèchent d’un bruyant plongeon de leur bec démesuré, puis s’en vont lourdement, à grands coups d’ailes, porter la pâture aux petits nichés dans le voisinage.
Au temps où l’homme habitait les cavernes, le Tonlé-Sap était un golfe, et la mer bleue venait battre le pied des collines que nous apercevons dans la direction du Nord. Quand les apports du Mékong eurent formé les plaines de la basse Cochinchine, le golfe, barré de l’Océan, se dessécha et ne fut plus qu’une immense cuvette de 200 kilomètres de largeur. Après les pluies, au moment de la crue, — qui atteint une quinzaine de mètres, — le fleuve vient remplir l’ancien golfe, et, à la fin de la saison sèche, c’est au contraire le lac qui se vide dans le Mékong, découvrant tous les ans un territoire, colossalement vaste, où la rivière a déposé son limon. Comme l’Égypte, qui, fertilisée par les débordemens du Nil, fut un des greniers de froment du monde méditerranéen, de même les bords du Tonlé-Sap, périodiquement inondés par le Mékong, durent être un des principaux centres de la culture du riz en Indo-Chine. Ainsi s’expliquerait l’éclosion, dans le voisinage des lacs, d’une civilisation dont les origines sont demeurées un des secrets du passé.
Dévastée par les conquêtes successives, la région d’Angkor est devenue un désert où les pierres, amoncelées pour célébrer des dieux éternels dont nul ne se souvient aujourd’hui, témoignent seules des splendeurs d’autrefois. La nature a repris possession du sol abandonné par l’homme, et a jeté sur cette dévastation un épais linceul de forêts. Sous leur ombre impénétrable, la terre se