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jamais, et se jettent en avant à la moindre lueur qu’ils aperçoivent ; mais cette impétuosité prime-sautière a conduit les uns à des déceptions et les autres à des entêtemens auxquels nous préférons ne pas nous exposer. Le jour approche sans doute, où nous aurons en main tous les élémens de la vaste enquête qui se poursuit, soit au Palais de Justice, soit même au Palais-Bourbon, avec des moyens d’investigation qui nous manquent. Quand elle sera terminée, nous parlerons : pour aujourd’hui, mieux vaut nous taire.


Au surplus, les affaires extérieures suffisent à occuper notre attention. Depuis plusieurs mois déjà nous avons, ici même, quelque peu sonné la cloche d’alarme ; mais l’attention distraite se portait obstinément ailleurs. Rien n’est plus difficile que de se faire écouter par des gens qui ont une autre idée en tête. L’affaire de Fachoda a été le résultat d’une situation antérieure que nous avions décrite, et à laquelle nous nous étions efforcés de donner sa physionomie véritable ; mais personne ne voulait voir, ni entendre. De toutes les facultés françaises, la plus extraordinaire, et aussi la plus inquiétante, est la facilité avec laquelle nous savons nous abstraire des événemens réels, quelque menaçans qu’ils soient, pour vivre dans notre imagination. Nous nous sommes heureusement guéris de quelques défauts, mais non pas encore de celui-là. Après y avoir mis le temps, nous nous sommes aperçus tout d’un coup que nous avions couru un grand danger, et que ce danger n’était pas encore complètement conjuré : alors le passé, le présent, l’avenir, se sont présentés à la fois à notre esprit, non sans y causer quelque trouble. Eh quoi ! serait-il vrai que la guerre ait été, et qu’elle soit encore possible entre l’Angleterre et la France, si nous ne mettons pas toute notre attention à l’éviter ? Jusqu’à ces derniers jours, personne chez nous n’a consenti à y croire. Le fait paraissait trop invraisemblable. Et puis, il faut bien le dire, — et le dire même très haut, — nous avions la conscience si tranquille et si nette à l’égard de nos voisins d’outre-Manche, que l’idée d’un conflit avec eux était très loin de notre pensée. Notre sécurité était absolue. Pendant ce temps-là, les esprits s’exaltaient en Angleterre. Les journaux y devenaient de plus en plus hostiles. On nous y faisait des griefs des moindres choses. Les représentans des vieilles traditions, pacifiques et raisonnables, y étaient attaqués et battus en brèche par des hommes nouveaux, qui les accusaient d’une prudence intempestive et presque de pusillanimité, et ceux-ci trouvaient dans l’opinion le crédit que ceux-là commençaient à perdre. Cette perspective de la guerre, que nous n’avions pas voulu