premières années de son mariage à laver les planchers, à cuire le pain et à raccommoder des bottes : elle eut à demeurer six ans avec son mari dans cette maison de Craigenputtock dont le silence et l’isolement la remplissaient d’horreur. Mais d’abord Carlyle, qui exigeait d’elle qu’elle menât cette vie, lui savait un gré infini de s’y résigner. Au moment même où, dans ses lettres, elle parlait de lui avec le plus d’amertume, il écrivait de son côté, à son frère James, que la vie de sa femme auprès de lui n’était « qu’un grand stoïcisme sans joie. » Il s’inquiétait de ses moindres indispositions, la soignait, la consolait : on a vu en quels termes il la plaignait, dans ses lettres à sa sœur. Et ce n’est point le remords, comme on l’a dit, mais sa fidèle et profonde affection pour elle qui, lorsqu’elle est morte, l’a désespéré. Aimant ses parens comme il les aimait, il avait su pourtant se résigner à les voir mourir : mais jamais, durant les quinze ans qu’il a survécu à sa femme, il ne s’est résigné à l’idée qu’elle n’était plus là.
Les pages qu’il a consacrées à son souvenir sont les plus belles qu’il ait écrites. M. Copeland en cite une qui, je crois, n’a jamais été traduite en français, et que je ne puis m’empêcher de citer à mon tour : « Un soir de l’année 1866, — écrit Carlyle dans son Journal, — nous étions tous deux assis dans cette chambre où je suis, deux créatures bien faibles et bien fatiguées ; et moi, peut-être, le plus fatigué des deux, encore qu’elle fût infiniment plus faible. Je me sentais tout somnolent ; et elle savait que m’endormir trop tôt était mauvais pour moi. — Étendez-vous sur le sofa, me dit-elle, — toujours bonne et aimable, — là, mais ne vous endormez pas I Et moi, après quelques objections, je lui obéis. J’avais coutume de m’étendre ainsi, dans les vieilles années, pendant qu’elle jouait du piano pour moi. Elle me jouait et me chantait une chère série de chansons écossaises qui faisaient errer mon âme, doucement, à travers les royaumes du souvenir et du rêve. Or, ce soir-là, à peine m’étais-je étendu qu’elle alla au piano, prit le cahier de Thomson, et, à ma surprise et à ma joie, s’élança une fois encore, après tant de longues années, dans son clair petit flot d’harmonie et de poésie. Jamais plus, depuis lors, le piano n’a été ouvert, ni jamais plus, moi vivant, il ne le sera. Et je comprends maintenant qu’elle s’est dit, ce soir-là : Je vais, une fois encore, lui jouer tous ses airs, une dernière fois I — Cette pensée me hante : cela est si bien elle, si bien elle ! Hélas ! j’ai été aveugle. J’aurais dû mieux savoir combien brillant était mon soleil ! »
L’homme qui sentait ainsi n’était pas un égoïste. Mais avec tout son génie, et les trésors d’affection qu’il avait dans le cœur, cet homme était resté un paysan écossais, le fils du maçon d’Ecclefachan. Ni