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pourtant singulièrement modifié la portée. On sait aujourd’hui, par exemple, que c’est de son plein gré que Mrs Carlyle a accepté la vie dont jusqu’à la fin elle n’a pas, un seul jour, cessé de se plaindre. On sait que, tout en admirant Carlyle, elle ne l’a jamais aimé, et que, tout en lui restant fidèle, c’est à d’autres hommes qu’elle a donné son cœur. Elle a aimé Édouard Irving, tout porte à croire qu’elle a aimé John Sterling : mais pour Carlyle, elle l’a détesté, ne voyant en lui qu’un odieux tyran. « Je me suis mariée par ambition, écrivait-elle en 1856 ; la gloire de Carlyle a dépassé tout ce que mes espérances les plus folles pouvaient attendre d’elle ; et cependant je suis la plus malheureuse des femmes. »

C’était une femme intelligente et honnête, mais d’un caractère impérieux, méprisant, ignorant tout à fait le pardon et la pitié. « Un oiseau méchant, » disaient d’elle ses camarades d’enfance ; « dure comme la pierre, » la définissait Froude. Irving, qu’elle aimait, lui affirmait qu’elle était « née pour les arts de la cruauté. » Et elle-même, d’ailleurs, répétait volontiers qu’elle « n’oubliait jamais ni le bien, ni le mal qu’on lui avait fait. » Carlyle lui était apparu simplement comme un homme de génie dont la gloire, si elle devenait sa femme, rejaillirait sur elle : et elle avait résolu de devenir sa femme, elle avait souscrit à toutes les conditions qu’il lui avait posées. « Que ce soit entre nous chose bien convenue, lui écrivit-il la veille du mariage : c’est l’homme qui, dans un ménage, doit faire la loi, et non pas la femme ! » Elle avait consenti à tout. Et dès l’année suivante elle commençait à se plaindre, à remplir de ses protestations son Journal et ses lettres. « Carlyle a eu à achever un travail qui l’a tout anéanti, physiquement et moralement, » écrivait-elle en 1839 dans une lettre à John Sterling ; « mais je finis par devenir indifférente à ses grognemens. » Ou encore, dans son Journal : « Pauvre petite malheureuse que je suis ! Je me sens comme à demi enterrée, dans un état intermédiaire entre la vie et la mort ! »

Elle avait d’ailleurs, assurément, de quoi se plaindre. Pour ne rien dire de certains épisodes désormais célèbres, et où elle semble avoir eu au moins autant de torts que son mari, la vie qu’elle avait à mener aux côtés de Carlyle n’était certes pas celle qu’elle avait rêvée. « Carlyle aimait à fumer silencieusement sa pipe en regardant sa femme laver les planchers, comme il l’avait toujours vu faire à sa mère et à ses sœurs. Il lui paraissait dans l’ordre de la nature qu’elle lui fit son pain, puisqu’il n’aimait pas le pain du boulanger, et qu’elle lui raccommodât ses bottes. » Oui, la jeune « intellectuelle » eut, durant les