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Marguerite (bien chère et bien sacrée pour moi, aujourd’hui encore) et puis une toute petite Jenny que tu n’as jamais vue, mais dont la mort, et le chagrin inapaisable qu’en a eu notre mère, restent étrangement présens à mon souvenir, après soixante-dix ans. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que morts et vivans nous sommes tous avec Dieu : et nous avons à obéir, et à espérer… Quant à moi, je ne manque pas d’amis : mais aucun d’eux ne me fait grand bien, sauf par leur évident désir de m’en faire. Toute société, en général, me fatigue et me blesse : le silence et la société de mes sombres pensées, sombres, mais aussi pleines d’affection et de douceur, cela m’est plus profitable que toutes les conversations. Je n’ai d’ailleurs aucune souffrance corporelle : et sauf quand l’insomnie me tourmente par trop, je n’ai pas de motifs de me plaindre, bien au contraire. L’hiver, qui bientôt va finir, a été exceptionnellement orageux, froid et dur : mais, avec le nouveau printemps et ses brillantes journées, j’espère me réveiller de nouveau, et secouer cette torpeur des nerfs et de l’esprit. »


Il y aurait encore maints autres passages à citer, pour montrer combien Carlyle savait varier son style, adoucir son humeur, et rester éloquent avec simplicité. Mais le principal intérêt des lettres publiées par M. Copeland est de nous montrer, en même temps, combien il savait être affectueux et tendre, et combien on s’est trompé à vouloir le considérer comme un hargneux égoïste, incapable de s’intéresser à personne qu’à lui. Je ne crois pas au contraire qu’on puisse trouver, dans l’histoire des grands hommes, beaucoup d’exemples d’un attachement aussi profond aux devoirs de la famille. Dans la pauvreté et dans la richesse, d’un bout à l’autre de sa longue vie, pas un instant Carlyle n’a cessé d’être le bienfaiteur de tous les siens, subvenant aux besoins de sa mère, payant les frais de collège et d’université de ses frères, dotant ses sœurs, veillant à l’éducation de ses nièces et de ses neveux. Chacune des lettres qu’il écrivait à sa sœur Janet, par exemple, était accompagnée d’un envoi d’argent : et toujours il s’ingéniait à trouver de nouveaux argumens pour faire accepter ces cadeaux, disant tantôt que c’était pour parer à la dépense d’un déménagement, tantôt pour acheter aux enfans des robes chaudes à l’entrée de l’hiver. Encore cette assistance matérielle qu’il accordait aux siens était-elle pour lui un devoir, qu’il accomplissait avec sa rigueur de vieux puritain. Mais non seulement il soutenait et faisait vivre ses parens : il ne vivait lui-même, pour ainsi dire, que pour eux et avec eux ; et l’on n’imagine pas une sollicitude aussi profonde, une aussi constante préoccupation de