Car nous sommes exactement dix fois aussi grands que vous, et aussi enfumés, et aussi sales ; et puis nous sommes à plat, sur les bords d’un grand fleuve : et maintenant imaginez un brouillard tout noir, et tel qu’aucune odeur ni aucune émanation ne puisse le traverser pour s’élever, mais redescende aussitôt sur nous ! On est forcé d’allumer des chandelles en plein jour : des porteurs de torches courent devant les voitures pour éclairer le chemin. Je m’étonne que nous ne mourions pas noyés, d’un seul coup, dans ce brouillard ; puisque, aussi bien, nous ne sommes pas de l’espèce particulière de poissons qui, seuls, pourraient y vivre. Et c’est de cela que vient cette influenza. Ma pauvre Jeanne, qui ne laisse jamais passer une épidémie sans en prendre sa part, a attrapé celle-là dimanche dernier, et a été très souffrante. Elle va mieux depuis deux jours, mais est faible comme de l’eau. Quant à moi, j’ai senti que ces maudits brouillards pénétraient en moi avec l’intention évidente de me faire tousser, mais j’ai fermé le poing et j’ai dit : Non ! Ce moyen est, en vérité, très puissant. Il m’a toujours réussi. »
Pour épargner aux membres de sa famille la peine de lui écrire régulièrement, Carlyle avait imaginé un procédé très simple et très ingénieux. Il leur avait demandé de lui adresser seulement par la poste, toutes les semaines, un journal de pays où ils se trouveraient, avec deux petits traits au crayon sous le titre du journal : ces deux traits devaient signifier qu’on se portait bien. À sa sœur Janet, en particulier, il ne cessait point de recommander ce procédé de correspondance, sachant combien une lettre lui coûtait à écrire. Il le lui recommandait dès ses premières lettres, en 1836 ; et quarante ans après, dans sa dernière lettre, il prenait soin encore de le lui rappeler. « Nous avons reçu quelques journaux du Canada, lui écrivait-il le 13 février 1871 : merci de ces bons signes de votre souvenir. Mais dans l’un des derniers que vous nous avez envoyés nous avons trouvé, marquée de votre main, une nouvelle qui nous a fort affligés : la mort de votre chère petite fille, l’enfant de Mary. Nous nous sommes représenté avec angoisse combien vous avez dû souffrir tous, et nous tous nous en avons été affreusement tristes. Pauvre Mary : elle n’était elle-même qu’une enfant quand je l’ai vue pour la dernière fois : et voici qu’elle est maintenant une mère privée de son enfant ! Je songe souvent, avec une gratitude silencieuse envers la Providence, combien plus doucement nous, les vieux, nous avons été traités sous ce rapport, nous qui, étant si nombreux, avons été conservés si longtemps les uns aux autres : sans perdre personne de nous excepté