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Dieu qui l’agite, il lui arrive souvent de trépigner comme une sibylle. » C’est au lendemain de sa mort, le 1er mars 1881, que G. Valbert le jugeait ainsi : et il n’y a point d’admirateur si passionné de Sartor Resartus, de Passé et Présent et de Frédéric II qui ne soit contraint, aujourd’hui encore, de trouver le jugement bien fondé dans sa sévérité. Mais, dès l’année suivante, la publication de lettres de Carlyle — et notamment de quelques lettres adressées à sa mère — est venue nous apprendre que le prophète savait, à l’occasion, descendre de son trépied, renoncer à l’apostrophe et à la prosopopée, et cesser d’être un prophète tout en restant un admirable écrivain.

Tel il se montre à nous, de nouveau, dans les lettres publiées par M. Copeland. Et plus encore que ses lettres à sa mère, ce sont ses lettres à sa sœur, à l’ignorante et rustique Janet Hanning, qui abondent en traits charmans de laisser aller et de fantaisie : comme si Carlyle avait essayé de mettre son âme de poète au niveau de la chère petite âme qu’il voulait divertir. Il lui écrit, par exemple, le 16 mai 1836, à Manchester, où elle vient de s’installer avec son mari : « J’imagine que, de temps à autre, surtout quand tu es seule chez toi, la vue de tant de choses étrangères doit te sembler décourageante, et que l’affreuse fumée et le tapage de la Babylone du Coton doivent te faire une impression plutôt désagréable. Mais prends courage, ma petite femme, tu t’y feras, tu t’y feras, et tu finiras par t’accoutumer, comme tout le monde, à l’endroit où tu vis. Il y a de braves gens dans cette immense boutique d’étoffes, et sans doute aussi de bonnes choses, parmi la foule des mauvaises. Tiens-toi au chaud dans ta chambre, tiens ton cœur bien au chaud, et tu verras que tout s’arrangera. Et tu découvriras que Manchester est un lieu habitable, comme le sont tous les lieux de la terre à qui est contraint de les habiter. »

Le 19 janvier 1837, Carlyle écrit à Mrs Hanning : « Tout le monde est atteint ici (à Londres) d’une maladie qu’on appelle l’influenza, un vilain genre de rhume accompagné de fièvre. C’est vraiment une vilaine chose ; et elle s’est répandue avec une force dont on n’avait pas l’idée. Imprimeries, manufactures, boutiques de tailleurs, tout est fermé, un homme sur deux étant couché dans son lit à trembler de fièvre et à éternuer. On dit que la même maladie s’est montrée dans le Nord. Je suppose que c’est notre misérable climat qui en sera la cause. Jamais, à ma connaissance, plus mauvais temps ne nous a été infligé. Fumée, brouillard, froid, humidité : avant-hier, notamment, nous avons eu un des brouillards de Londres les plus complets ; c’est quelque chose que je crois qu’à Manchester même vous ne pouvez vous représenter.