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derrière les récompenses terrestres, je ne pense pas que la vie vaudrait la peine d’être vécue, dans un monde tel que celui-ci. » Quant à sa « petite sœur, » Janet Hanning, Carlyle paraît avoir renoncé de très bonne heure à la tenir au courant de sa vie d’écrivain. Une seule fois, dans une de ses premières lettres, le 19 janvier 1837, il lui fait mention d’un de ses livres. « Mon livre est achevé depuis huit jours, voilà une bonne nouvelle : j’en ai devant moi les premières épreuves. Peu m’importe, d’ailleurs, ce qui en adviendra. Ç’a été un triste livre pour moi. Il y a deux choses que j’ai fait imprimer récemment et que je t’enverrais volontiers : mais je n’en vois pas l’occasion. Je crains, en tout cas, que le profit que tu en tirerais ne soit bien mince, trop mince pour les cinq shillings que l’envoi coûterait. Si cependant Robert ou toi vous désiriez les voir, allez dans un cabinet de lecture et demandez le dernier numéro de la « London and Westminster Review ». Vous y trouverez un morceau appelé Mémoires de Mirabeau : ce morceau est de moi. L’autre chose est dans le Fraser’s Magazine : elle s’appelle le Collier de diamant. » Mais sans doute ni Janet ni son mari n’auront « tiré grand profit » de ces deux « choses » de Carlyle : car, de 1837 à 1873, celui-ci n’écrit plus à sa sœur absolument rien qui puisse même rappeler son métier d’auteur. Et l’on peut bien dire que, sauf les deux extraits des lettres à sa mère que j’ai cités plus hauts et un troisième, plus important, sur lequel j’aurai l’occasion de revenir une autre fois, l’ensemble des lettres publiées par M. Copeland n’offre aucun intérêt pour l’étude des idées et de l’œuvre du grand écrivain.

Mais d’abord, ces lettres sont fort belles : cela seul suffirait déjà pour leur donner du prix. « De toutes les lettres de Carlyle, dit John Nichol dans sa remarquable biographie de l’auteur de Cromwell, les plus belles sont incontestablement celles qu’il a écrites à sa mère et à ses sœurs. » C’était aussi l’avis de Mrs Carlyle, qui connaissait son mari mieux que personne, et qui enviait à sa belle-mère les « admirables lettres » qu’elle recevait de lui. On y trouve, en effet, une douceur et un abandon, une élégance variée et simple, un naturel, une bonhomie et vingt autres qualités d’autant plus agréables qu’elles sont plus imprévues, et font voir le génie de Carlyle sous un aspect plus nouveau. Car la différence est complète entre le Carlyle de ces lettres familières et celui dont notre collaborateur G. Valbert écrivait autrefois : « Il porte dans tous les sujets le style, le ton, l’accent et même le geste oratoires. Il prodigue l’exclamation, il abuse de l’apostrophe et de la prosopopée. De quoi qu’il s’agisse, il monte sur le trépied, il vaticine, et, le front enveloppé d’une nuée d’où jaillissent des éclairs, plein du