qui plions, humbles serviteurs aussi, sous une main divine et parfois lourde de colère ? Quand Léonore, conviée à l’œuvre sépulcrale, s’excuse et se trouble, il semble que sa jeunesse et sa tendresse de femme reculent devant l’horreur encore inconnue, mais déjà pressentie et plainte déjà, de toute la souffrance humaine. Enfin, quand la trompette retentit au dehors, sonnerait-elle aussi fière, aussi triomphale, si elle n’annonçait à tous les prisonniers que nous sommes prisonniers de nos passions et de nos douleurs, que tous un jour nous serons délivrés. L’opéra de la délivrance, quelqu’un a bien nommé Fidelio de ce beau nom. Beethoven, hélas ! Beethoven vivant fut exclu du bienfait dont son chef-d’œuvre est l’éclatant symbole. Ses fers ne sont pas tombés sous la main d’une femme, et « son amante ne vint pas. » Sans foyer sur la terre, comme dit Carlyle de Dante, il a fait son foyer dans son œuvre. Mais nous, comme il nous affranchit ! Il disait lui-même : « Celui qui sentira pleinement ma musique, celui-là sera délivré des misères que les autres hommes traînent après eux. » Tâchons de sentir pleinement le finale de Fidelio pour connaître un instant au moins l’entière, l’universelle délivrance. Les spectateurs pressés profitent de ce finale pour se lever, reprendre leurs manteaux et sortir. Ils en pourraient tirer un meilleur profit, s’ils ne se pressaient pas. Beethoven ici leur donne l’exemple. Il ne se presse pas, lui. Le drame est achevé, mais non pas la musique. Quelque chose encore lui reste à dire, et avec une abondance, une profusion magnifique, elle le dit. Il ne lui suffit pas d’être arrivée et de toucher le but : elle l’étreint avec transport, avec frénésie. Elle se complaît dans l’achèvement d’elle-même, elle s’enivre de sa plénitude et de la perfection consommée de son être. Que nos fins aujourd’hui sont écourtées et pauvres, auprès de cette fin somptueuse et qui ne veut pas finir ! Et nos joies non plus ne sont rien auprès de cette joie. Joie victorieuse, héroïque, et qui rachète toute souffrance ; joie de tous les finales de toutes les symphonies, joie de l’unique finale de cet opéra unique, la joie de Beethoven est toujours celle qui n’entre pas en nous, mais où nous entrons, « quand elle surmonte la capacité de notre âme, qu’elle nous inonde, qu’elle regorge et que nous en sommes absorbés. »
CAMILLE BELLAIGUE.