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les figures ou entre elles, cette musique sait créer la perspective, l’atmosphère ou le clair-obscur ; ainsi le milieu, — j’emploie ce mot, selon l’usage, pour désigner les alentours, — le milieu même, autant que les personnages, est véritable et vivant.

Cette vie est humaine et elle est intense. Elle anime les personnages, et pour ainsi dire elle les remplit, elle ne les dépasse et ne les déborde pas. L’art de Bizet, comme celui de Mérimée, est bien nôtre ; il l’est par la clarté, par la concision, par l’énergie concentrée et la beauté concrète. Il lui manque le sentiment et l’expression de l’au-delà, de l’infini et du mystère. Avec une plénitude, un éclat qui nous ravit, cette musique est la musique du sujet et des caractères ; elle leur est égale, elle ne leur est pas supérieure. Elle atteint son but ; elle ne se porte pas plus avant ; elle ne s’élève pas plus haut pour se développer et se déployer seule, au-delà, au-dessus d’un objet qu’elle s’est proposé, mais qui ne saurait lui suffire. Cet élan ou cet essor, la musique française en est rarement capable, il appartient à la musique allemande, en ses chefs-d’œuvre, de le donner ou de le fournir, et « nous Talions montrer tout à l’heure. »


« Il faut, disait Doudan, aimer terriblement ses amis pour les voir. » J’avertis ici les profanes, ou même les indifférens, qu’il faut terriblement aimer la musique pour aller voir Fidelio, car ce n’est que de la musique. Le livret (je n’ose dire le poème), est un mélodrame vertueux ; aucune « intrigue » ; pas de décors ni de mise en scène, et, fût-ce à l’Opéra, pas le plus petit ballet. Sujet pénitentiaire et lugubre : pour bleu de l’action, tantôt le greffe ou le préau d’une prison, tantôt la prison même ; comme personnages : le directeur, le geôlier et sa famille, un prisonnier, des prisonniers. On comprend que les officiers français entrés dans Vienne depuis quelques jours aient pris un plaisir médiocre, le 20 novembre 1805, à la « première » de Fidelio. C’est pourtant de la musique héroïque, mais ce n’est pas de la musique militaire.

Encore une fois c’est, avant tout et plus que tout, de la musique. Et cela nous surprend et nous ravit. Il est si rare aujourd’hui qu’un opéra non seulement ne soit que de la musique, mais qu’il en soit un peu. Nos « jeunes maîtres » d’à présent pourraient faire avec Fidelio quelques douzaines de drames lyriques. Mélodies, harmonies, rythmes, timbres, tous les élémens, toutes les formes, toutes les puissances et toutes les beautés des sons surabondent dans le splendide et sombre chef-d’œuvre. Souhaitez-vous de comprendre, ou plutôt de sentir ce