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des ingénieurs se prononcerait utilement, rendraient supportable la condition des gardiens et ne feraient point une grosse brèche dans le budget. Les grands travaux nouvellement achevés, en cours de construction ou décidés, réclament un personnel de plus en plus actif et intelligent. Après le phare d’Eckmühl, qu’on inaugurait en 1897, l’île Vierge, sur la côte nord du Finistère, va être dotée d’un phare de premier ordre, le plus haut de France, et qui mesurera 75 mètres, de la lanterne au soubassement. La tour de Créac’h, haute de 68 mètres, doit être pourvue cette année d’un appareil de feu éclair électrique ; la pointe de Riou, en face de Planier, est désignée pour recevoir un fanal ; Armen et le phare de Sein viennent d’être complètement transformés, leur longueur focale développée, l’intensité de leur puissance lumineuse décuplée. L’État de l’éclairage des côtes de France et d’Algérie en date de 1895 comptait 690 phares, fanaux, pontons et bouées. Sur un signal mystérieux, dans la tombée des premières ombres, ces 690 feux s’allument tous à la fois ; mais la clarté qu’ils projettent au démasquage n’a rien de brusque ni d’aveuglant. Longtemps prisonnières, leurs flammes pâles et douces, comme suspendues au bord des hautes cages de cristal, semblent hésiter à prendre la volée et tâtonnent dans le reste de jour qui traîne sur la mer. Elles s’enhardissent bientôt, et l’épaississement des ombres élargit à mesure le cercle de leurs évolutions. Quelques instans encore et, sous le lourd écran nocturne, leurs fulgurantes lueurs empliront tout l’horizon visible : beaux oiseaux de lumière et d’espoir, elles ne rentreront dans leurs cages que les ténèbres disparues, le péril passé, le plein jour rendu à la navigation. Saluons-les au passage ; mais songeons à ceux qui se sont faits là-bas, sur la face trouble de l’abîme, pour un salaire dérisoire, les surveillans et les guides de leurs nocturnes évolutions. Que la poétique clarté du phare ne nous abuse pas sur la pénible existence des hommes chargés de son entretien : derrière son pur rayonnement, il n’est que trop juste de discerner l’horreur des écueils solitaires où, dans le sinistre compagnonnage de la houle et du vent, sur une colonne de granit ou de fonte, veillent éternellement ces stylites de l’infini.


Charles Le Goffic.