avec de la brume et de la neige. Les deux survivans, Leroy et Chevanton, se tenaient en permanence dans la lanterne, collés aux vitres et fouillant du regard la morne étendue. Ils n’osaient se quitter, veillant ensemble dans la chambre de l’appareil, se relayant pour les quarts et couchant le reste du temps sur des peaux de mouton et des couvertures. À mesure que se poursuivait leur attente, des hallucinations les prenaient, les clouaient blêmes contre les panneaux de la lanterne. Ils croyaient entendre des pas dans l’escalier ; dehors une main cognait aux vitres ou bien une voix les appelait par leurs noms. Ils mangeaient à peine, se soutenaient d’un peu de café froid. « Pendant ces quinze jours, me disait Leroy, nous avons mangé à nous deux six livres de pain. » Leroy, plus résistant, homme d’âge et d’expérience, tâchait de ranimer son compagnon dont le cerveau commençait à vaciller. Par une admirable domination de soi-même, ils ne négligèrent pas une seule fois, pendant ces quinze jours, d’allumer le feu, de veiller aux menus détails du service. Seulement, le quinzième jour au matin, quand on put venir enfin à leur secours, les deux hommes étaient méconnaissables, Chevanton presque fou. On ne put décider ce dernier à revenir aux Roches-Douvres où il débutait comme auxiliaire ; il est entré comme garde-magasin dans le parc du balisage.
C’est à des dangers d’une autre sorte qu’ont affaire les hommes des bateaux-feux et, à vrai dire, si leur rôle est le même que celui des gardiens d’Isolés, leur genre de vie est bien différent. Ils ont bien comme eux leur famille à terre. Mais leur réclusion n’est ni si pénible ni si longue. Le branle de la mer leur donne l’illusion du mouvement ; quoique ancré à un corps-mort, le navire « file de la chaîne, » se déplace ; ce n’est plus l’immobilité absolue du phare. Le personnel des bateaux-feux comprend plusieurs hommes : deux officiers généralement et neuf matelots. Ce chiffre ne paraîtra point excessif, si l’on a égard aux difficultés de la manœuvre et qu’il importe de maintenir continuellement ces énormes pontons, contre vents et marées, debout au courant et à la lame. L’oscillation est d’autant plus sensible à bord qu’au lieu de suivre le mouvement cadencé des houles, le navire est brusquement entraîné, après chaque vague, par la lourde chaîne qui le saisit à l’avant. L’étrave plonge et se relève par à-coups. La dureté de ce tangage est réellement insupportable. Qu’est-ce donc quand les courans et les vents ne suivent pas la même direction