plus hardi que moi, disait quelquefois entre les dents : « Quand il n’y aura plus de lard, il faudra bien qu’on leur torde le cou. » Moi, je ne répondais rien, mais j’avais le cœur tout chaviré à cette idée. Heureusement que le baliseur arriva deux ou trois jours après, quand la tempête fut finie. Les oiseaux tournaient autour de nous en criant et en battant des ailes ; nous avions certainement aussi faim qu’eux, mais nous aurions cru faire un péché de porter un morceau de pain à notre bouche avant de leur en avoir émietté une petite tranche. » J’ai lu un trait analogue du phare de South-Stock, près de Holyhead. Là, ce sont des mouettes qui tiennent compagnie aux gardiens. On s’en sert même comme de signaux : sur les murs du light-house, elles se perchent par temps de brume et poussent de longs cris aigus qui avertissent les navires mieux qu’un canon ou une cloche.
Dans les phares les plus voisins du littoral, quand les vents viennent de terre, on entend parfois, le dimanche, les cloches du continent : elles sonnent pour l’Introït, elles sonnent pour le Sanctus et l’Élévation, et, comme la sonnerie change aux divers momens de la messe, les gardiens peuvent suivre en esprit l’office qui se déroule. Bien peu y manquent. À Pâques, à Noël, quand la communauté chrétienne est dans la joie, le phare participe encore à l’allégresse commune. On hisse le pavillon et, ce jour là, si l’âpreté du régime n’a pas tout à fait brisé en eux le ressort de la sociabilité, les gardiens s’attardent à boire du café et à causer des absens. On a travaillé double la veille pour gagner du loisir et, sur la plate-forme du phare, dans les embellies, on reste, comme des retraités, à regarder la terre dont l’échine grisâtre s’allonge sur l’horizon. Cette terre ainsi aperçue, et qu’une consigne rigoureuse plus encore que la distance défend aux exilés, elle a pour eux l’attrait de l’inconnu. Que se passe-t-il là-bas ? Comment se portent la femme et les enfans ? Qu’ils aillent bien ou mal d’ailleurs, le gardien est rivé à son poste et ne le peut quitter sous aucun prétexte. On conte qu’au phare du Four, le gardien-chef, accoudé sur le parapet de la plate-forme, regardait sa maison, placée en face de lui sur la grève. Il y crut distinguer une tache noire : il prit ses jumelles d’approche et vit que c’était un drap mortuaire qui était tendu sur sa porte. Le tragique est ainsi mêlé en tout temps à la vie de ces hommes ; mais il fait tellement corps avec elle, qu’ils l’acceptent comme une condition de leur destinée. Dans les nuits de tempête, par grand vent ou