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leurs yeux, les roule comme des enfans dans ses ondes molles et léthargiques. La sonnerie de quart, qui les jette debout au premier appel, n’interrompt pas toujours ce bienheureux engourdissement. Leurs actes empruntent de là quelque chose de somnambulique et ils finissent par les exécuter sans réfléchir. On a souvent remarqué la taciturnité singulière de certains gardiens de phare ; un de ces modestes fonctionnaires, mort l’an passé, le père Leroy, n’adressait la parole à ses collègues que pour les besoins du service ; hors de là, jamais un mot. D’autres prennent en horreur le monde, se laissent gagner, à la longue, au charme profond et grave de la solitude : un certain Verré, aux Roches-Douvres, fuyait ainsi toutes les occasions de revenir à terre, cédait chaque fois son tour à l’un de ses camarades. Chez les gardiens bretons, il n’est pas rare non plus que le régime des Isolés développe le côté mystique de la race. Encore ce mysticisme n’a-t-il jamais revêtu de forme plus étrange que chez un gardien nommé Saint-Ilan, lequel, en reconnaissance d’une grâce obtenue de sainte Anne, s’était voué à elle et portait toujours et partout, entre le petit doigt et l’annulaire de sa main gauche, une statuette en plomb de cette sainte.

Et, je pense, ni cette taciturnité, ni ce mysticisme n’étonneront chez les gardiens des Isolés. À ces prisonniers volontaires de l’infini, le rêve et la prière sont de puissans auxiliaires, comme à tous les prisonniers. Semblablement, ce qu’on nous rapporte, dans des mémoires célèbres, sur la patience d’un Silvio Pellico, d’un Pellisson ou d’un Blanqui, à dresser des araignées et des écureuils, trouve chez eux sa vérification journalière. Je me souviens, comme d’une chose touchante, d’avoir vu s’abattre aux Triagoz, dans la cuisine ou nous étions assis, un vol d’alouettes marines, de cette race si farouche et si vive, et qui, comme apprivoisées, trottaient sur le sol en picorant les miettes de notre déjeuner. Mais le curieux est que ces oiseaux s’étaient familiarisés d’eux-mêmes et vivaient avec les gardiens en toute liberté. « C’est toute notre société aussi, me disait un de ces hommes, et les matines savent parfaitement que nous ne leur ferons jamais de mal… Tout de même, un hiver qu’on avait passé cinq semaines sans nous ravitailler, à cause de l’état de la nier, il ne nous restait plus de biscuit, seulement un peu de lard. Les petites bêtes criaient après nous ; elles montaient même sur notre table. Mais nous n’avions rien à leur donner. Et mon camarade, qui était