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eux se dirigèrent : ils en connaissaient le chemin et étaient accoutumés depuis longtemps à y trouver un public éclairé et de chauds protecteurs : durant les quarante premières années du XIIIe siècle, les podestats de Vérone, les marquis de Montferrat, de Saluces, d’Esté, de Malaspina, rivalisent de zèle à leur égard ; entre 1220 et 1230, la Lombardie et la Marche de Trévise, la « Marche joyeuse », comme on l’appelait d’un surnom significatif, était le rendez-vous des jongleurs de tous pays. Il en venait même, au témoignage d’Aimeric de Péguilhan, qu’afflige fort cette concurrence, de Bretagne et de Normandie ; ils finirent par lasser les mieux intentionnés… Un certain Pierre de la Mula, vraisemblablement un protecteur décourage par leur indiscrétion, leur fait savoir, dans un sirventés irrité, qu’ils n’aient plus à compter sur lui, « car ils tombent sur nous dru comme grêle, et plus on leur fait de bien, plus on recueille de désagrémens. » Il y avait du reste une raison profonde qui devait nécessairement mettre un terme à leur succès : en Italie comme en Portugal, la poésie en langue nationale s’était éveillée à leurs leçons, et ils ne pouvaient espérer en balancer longtemps la fortune. En 1250, le Génois Bonifaci Calvo doit aller chercher auprès d’Alphonse de Castille un appui qu’il ne trouvait sans doute plus chez lui ; les dernières œuvres écrites en provençal dans la Péninsule ne sont pas postérieures à 1260 : c’est que dès cette époque, Guinizelli, à Bologne, et Guittone d’Arezzo, à Florence, avaient écrit leurs premières canzoni, et Dante allait naître.

Tous les troubadours, néanmoins, n’avaient pas émigré ; quelques-uns étaient restés fidèles au sol natal ; d’autres, comme Guiraut Riquier, ne trouvant pas au dehors ce qu’ils avaient cherché, traînant l’aile et tirant le pied, rentraient chez eux. Ce qui est certain, c’est que leur art végéta encore dans la France méridionale, en projetant par momens quelques lueurs qui faisaient souvenir de la grande époque, jusque vers l’extrême fin du XIIIe siècle. Un certain nombre de seigneurs du second rang, plus épargnés par la guerre que leurs puissans suzerains, avaient recueilli l’héritage de ceux-ci ; nous trouvons, parmi les protecteurs des derniers troubadours, des comtes de Foix (Roger-Bernard III, 1265-1302), de Rodez (Henri II, 1274-1304), et des Baux (Bertrand III, 1283-1305) ; un vicomte de Narbonne (Amalric, 1239-70) ; un comte d’Astarac (Bernard IV, 1249-91) ; des gentilshommes dont l’histoire n’a pas gardé le souvenir, et même