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Cardinal, qui laisse le bien et prend le mal. Or les riches ont laissé dons et présens, et ils ont pris dommage et destruction ; ils ont laissé vers, lais et chansons, et ils ont pris mauvais vouloir et outrage. » — « Vous ne trouverez plus, s’écrie Raimon Vidal, en Poitou et en Angleterre, un roi Henri, un Richard, un Jouffroi ; en Italie, un preux marquis de Lombardie ; en Aragon, un roi Alphonse, un Diego, un Fernand, un Miguel et un Garcia ; en Provence, un Blacas, un Guillaume des Baux, un comte Dauphin ; en Allemagne, un empereur Frédéric ; à Toulouse, un Raimon. » L’énumération se poursuit, mélancolique et interminable litanie… Où sont-ils, hélas ! les Mécènes d’antan ? « Que n’avez-vous vécu plus tôt ! Vous eussiez connu le bon temps ; vous eussiez entendu raconter aux troubadours comment ils vivaient ; vous eussiez vu leurs selles ornées de houppes, leurs somptueux harnais, leurs freins dorés, leurs beaux palefrois, et vous fussiez resté émerveillé. »

À ce sombre tableau il faut ajouter encore un trait : l’Église, non contente de battre en brèche l’état moral et social dont vivaient les troubadours, les prit directement à partie. De très bonne heure, nous l’avons vu, les jongleurs lui avaient été suspects : pourquoi eût-elle ménagé ceux qui, en raffinant leur art, ne l’avaient rendu que plus dangereux pour les âmes ? « Ils avaient jusqu’alors, dit excellemment M. Coulet[1], chanté l’amour courtois, l’amour en dehors du mariage. L’Inquisition les considéra comme les agens de la dissolution des mœurs, grâce à laquelle l’hérésie s’était propagée ; et comme elle condamnait les pratiques de l’amour courtois, elle dut aussi en proscrire l’expression. La chanson d’amour de Bernard de Ventadour, désormais tenue pour immorale et dangereuse, devait fatalement disparaître… Au siècle suivant, il n’y a plus de chanson d’amour ; le seul amour qu’il est permis de chanter, c’est l’amour de Dieu et de la Vierge Marie. » Les troubadours n’étaient-ils point unanimes, du reste, à souffler la haine contre les clercs, qu’ils dénonçaient comme un ramassis de simoniaques et de débauchés, astucieux et perfides, « loups dévorans déguisés en bergers ? » Dans cette furieuse animosité des troubadours contre les clercs, peut-être entrait-il une part de représailles. Il est bien difficile, et, au surplus, il importe assez peu de savoir qui avait porté les premiers coups ; il y avait, entre les principes que représentaient ces deux

  1. Le troubadour Guilhem Montanhagol, p. 46.