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La vie courtoise, fort compromise par les conditions économiques du pays, était du reste condamnée, ex cathedra, par l’Église. Cette fastueuse oisiveté, si contraire aux habitudes des rudes guerriers du Nord, lui avait toujours été suspecte ; elle n’avait cessé de soutenir que c’était la corruption des mœurs qui alimentait l’hérésie, et c’est sur la réforme des mœurs qu’elle entendait édifier la restauration du dogme. Ce n’est pas seulement sur les croyances, mais aussi sur les pratiques de la vie journalière, que s’exerça la vigilance des premiers inquisiteurs. Dès 1211, avant l’établissement officiel de l’Inquisition, le concile d’Arles prétendait interdire aux sujets du comte de Toulouse de faire servir à leurs repas plus de deux sortes de mets et de se vêtir d’habits précieux. Vers 1240, le Toulousain Guilhem Montanhagol se plaint que l’Église condamne les antiques habitudes de libéralité et interdise le luxe des vêtemens ; elle défend « qu’en vue de Prix, on donne et fasse largesse ; » elle décrète « que l’orfroi ne sied pas aux dames. » Une curieuse pièce, qui fait allusion à une loi somptuaire, inconnue d’ailleurs, met en scène une femme qui se lamente sur la pauvreté des vêtemens qu’on lui impose. « C’est avec tristesse, avec douleur, que je considère ces riches vêtemens brodés d’or et d’argent (que je n’ose plus porter) ; je voudrais que le pape de Rome fît brûler ceux qui nous réduisent à cette extrémité… Cette ceinture que j’avais coutume de ceindre, cette chemise aux couleurs chatoyantes, où s’entremêlaient l’or et l’argent, hélas ! je n’ose plus les revêtir. Seigneurs, faites-moi une esclavine (vêtement très grossier) ; j’aime autant la porter que ces vêtemens dépourvus de tout ornement. »

Dans une société ainsi transformée, il n’y avait plus place pour les nobles distractions de l’esprit. Aussi voyons-nous les poètes et les jongleurs s’indigner que toutes les portes se ferment devant eux. Quel besoin avait-on, dans l’effroyable tourmente qui sévissait, des frivoles instrumens de plaisir qu’ils avaient été ? Ils ont mis un demi-siècle à le comprendre, et peut-être ont-ils disparu avant de l’avoir compris. « Naguère, dit Guiraut de Borneil, je voyais aller par les cours les jongleurs bien chaussés et bien vêtus ; aujourd’hui ils n’osent plus ouvrir la bouche… » « De nos jours, dit un autre poète, on déteste les beaux vers. Nul n’y trouve plus aucune saveur ; on s’en moque ; on tire la langue et on fait la grimace, quand on entend dire aux troubadours que, sans Valeur, Noblesse n’est rien. » — « Honni, dit Pierre