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« les infimes histrions qui s’en vont chantant sur les marchés pour ébaudir la vile populace, les bateleurs qui varient les tours d’escamotage par des danses de guenon, » et, d’autre part, « les vrais troubadours, honorés par Dieu d’une science qui ne saurait venir que de lui, hommes doctes, habiles à composer, pour l’utilité et l’instruction de tous, des vers qui, se gravant dans les mémoires, survivent à leurs auteurs et font entendre leurs éloquentes leçons comme s’ils vivaient encore. »

Il est bien probable que la requête de Riquier resta lettre morte : on ne règle point par décret l’acception des mots. Mais il nous paraît, d’autre part, qu’elle était superflue : les troubadours avaient su depuis longtemps se distinguer assez des jongleurs pour que la confusion ne fût possible qu’à ceux qui voulaient la faire. Il n’est rien de plus instructif à cet égard qu’un petit groupe de pièces composées par des poètes renommés en faveur de jongleurs qui sont censés venir les leur demander pour vivre de l’argent que la récitation de ces pièces doit leur rapporter[1]. Sans doute il y a dans le ton d’ironique familiarité qu’ils affectent quelque trace de la camaraderie d’antan ; néanmoins on y sent aussi la conscience d’une supériorité sûre d’elle-même : il semble que le jongleur ait plus besoin du troubadour que le troubadour du jongleur ; il y a certainement plus loin de celui-ci à celui-là que de celui-là au plus titré de ses protecteurs.


III

Cet âge d’or dura peu : il s’était ouvert, nous l’avons dit, vers le premier tiers du XIIe siècle ; dès le début du XIIIe, les symptômes de décadence apparaissent brusquement. La ruine définitive ne suivit du reste qu’à un assez long intervalle. Mais, au bout d’une soixantaine d’années, aux environs de 1290, cette ruine était consommée.

Quelles en furent les causes ? La principale, l’unique peut-être, ne serait autre, suivant l’opinion commune, que l’épouvantable guerre qui, à partir de 1209, désola le Midi et particulièrement le Toulousain et le Bas-Languedoc, terre de prédilection des troubadours et des jongleurs[2]. Cette poésie, « étant le produit de

  1. Elles ont été réunies par M. Wittkœft dans la brochure mentionnée en tête de cet article.
  2. Raimon de Miraval nous dit que, pour citer tous les preux barons qui, dans le Carcassonnais, sont disposés à les accueillir, il faudrait bien quarante sirventés.